PORTRAIT
Meneur du Printemps de la poésie qui se poursuit cette semaine en Suisse romande, le Lausannois entend décomplexer le public: la poésie est partout, il suffit d’ouvrir les yeux

Il est très convaincant Antonio Rodriguez, ces étudiants ont de la chance. Ils le lui rendent bien d’ailleurs. Son cours de poésie à l’Université de Lausanne participe avec fièvre au Printemps de la poésie dont il est le meneur. Pour sa deuxième édition, le festival a vu son nombre d’événements doubler. Agissant comme un catalyseur, la manifestation rassemble et met en lumière la richesse de toute la Suisse francophone dans le domaine de la poésie: performances, rencontres, spectacles, publications, ateliers, de La Chaux-de-Fonds à Fribourg, de Lausanne à Saignelégier, de Genève à… Zurich et Berne puisque le Printemps a essaimé cette année outre-Sarine aussi. Signe distinctif de la manifestation? L’ouverture généreuse à tous les publics et toutes les approches, du plus populaire au plus pointu. Dans un bal tout printanier se croisent donc les rendez-vous avec les grands noms de la poésie européenne, locale et les ateliers pour enfants.
Des pyramides à Internet
Avec un credo: la poésie est là, au coeur de nos vies, même pour qui ne la voit pas ou plus. Cette dernière phrase sort directement de la bouche d’Antonio Rodriguez. A l’écouter parler de la force de la poésie, de sa permanence au travers des siècles, de son adaptation à tous les supports, des frontons des temples aux réseaux sociaux, on se prend à vouloir lire et pourquoi pas écrire de la poésie sur le champ. «Quand on dit le mot poésie, les gens ont souvent peur que ce soit compliqué. Notre première mission est de les décomplexer. Oui, toute une partie de la poésie est superbement élitiste mais ce courant ne représente pas l’ensemble de la poésie. Tout un pan est au contraire accessible et notamment celle qui s’écrit en Suisse romande. La poésie a été associée au pouvoir, religieux et politique. En parallèle, elle a aussi été au coeur des expressions populaires. C’est l’articulation de ces deux approches qui est passionnante».
Dalida et Mallarmé
«Dalida et Mallarmé, j’essaie de les faire se rejoindre», c’est ce qu’Antonio Rodriguez répond quand on lui demande comment il articule, lui, le pointu et le populaire dans sa vie. Il se souvient de son regard émerveillé de petit garçon quand sa mère chantait à la maison les chansons de l’Italo-égyptienne. L’émotion qu’elle y mettait. Et Mallarmé incarne un partage intense avec ses étudiants lors d’un séminaire qu’il a consacré au poète hermétique, «l’un de mes plus beaux souvenirs académiques.»
«Où est le corps?»
Le déclic de cet amour pour la poésie? «Les Fleurs du Mal» de Baudelaire, piqué à l’adolescence à sa grande soeur avec un goût électrisant de transgression. Mais les déclencheurs seront aussi des films. The Wall de Pink Floyd, une «traversée lyrique», et surtout «Mort à Venise» de Visconti. Il vient alors de commencer les Lettres à l’Université. «J’étais fasciné par les scènes où Aschenbach/Dirk Bogard est dévoré par la beauté inatteignable du jeune homme, avec l’Adagietto de Mahler en bande-son. Le film m’a beaucoup plus bouleversé que la nouvelle de Thomas Mann. Je découvrais que la poésie, la construction lyrique, pouvaient passer par des images et pas seulement par le texte.» Les séminaires de l’université, philosophie et histoire médiévale, l’intéressent mais il lui manque quelque chose: «Où est le corps dans ces discours conceptuels? Où sont les émotions et le partage des expériences?» Sa décision est prise à 24 ans: il consacrera sa vie à la poésie par tous les biais, au «pacte lyrique», pour reprendre le titre de sa thèse.
«Savoir aimer»
Ses parents l’encouragent: «Comme beaucoup de parents, ils m’ont aimé de manière insensée. Ils étaient fiers de moi sans comprendre ce que je faisais. Ils savaient aimer.» Antonio Rodriguez se définit volontiers comme Suisse roman, sans le d à la fin. «Je suis d’ici mais cet ici s’étend à 2000 kilomètres à la ronde», sourit-il. Une façon d’intégrer l’Espagne, le pays d’origine des parents, la France et tout ce Sud de l’Europe qui fait aussi la Suisse. «La première langue que mon père a parlée en arrivant en Suisse a été l’Italien. C’était la langue véhiculaire entre immigrés dans ces années-là. Une histoire internationale par le bas qui s’allie à celle du haut.»
Devenir père
C’est aussi dans la vingtaine qu’il commence à écrire lui-même de la poésie qui rencontre un bel écho international avec des traductions en plusieurs langues. Cet aspect de sa vie prend un nouveau tournant en 2008. «L’année de naissance de mon fils. Devenir père a été un bouleversement. J’ai mieux saisi l’espèce, ce que venir en mammifère veut dire. J’ai vu un corps sortir d’un autre corps. C’était si fort dans cette Europe qui s’enfonçait dans la crise. J’ai compris que je n’avais pas à jouer au poète, et qu’ainsi je pourrais mieux atteindre la poésie que je cherchais.» Il commence une trilogie de poésie continentale dont le premier tome Big Bang Europa (Tarabuste) est paru en 2015 et dont le deuxième, Après l’Union, sortira le 25 mars prochain. Avec toujours au coeur de la démarche, ce contraste entre une famille qui résiste et cette Europe lancée à brides abattues vers son automne.
Du corps dans les mots
La poésie met du corps dans les mots. Et quand il y a du corps, il y a de l’humain. C’est peut-être pour cela que les événements du Printemps de la poésie se déroulent dans une atmosphère de ferveur et de fête. «La poésie n’est plus seulement liée à l’objet livre. Toute la programmation le prouve. La poésie vit aussi ailleurs: dans les rassemblements collectifs, dans les films, sur Internet. Le contact avec elle est en train de changer.» Reste à savourer l’équinoxe. En poésie bien sûr.
Printemps de la poésie, jusqu’au 25 mars.
Dates
1973: Naissance à Lausanne
2002: Doctorat en littérature française à la Sorbonne-Nouvelle
2012: Directeur de l’école doctorale de littérature française de Suisse occidentale
2015: «Big Bang Europa» (Tarabuste). Secrétaire général de l’International Network for the Study of Lyric
2016: Printemps de la poésie, 1ère édition
2017: «Après l’Union» (Tarabuste)