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Après le désastre de Babel, mia lingvo estas via lingvo

On ne se comprend plus. Heureusement, des érudits et des linguistes de tous poils ont cherché pendant des siècles à nous offrir des langues universelles et à retrouver des familiarités entre les idiomes éparpillés. Avec des résultats quelquefois discutables

Dessin original de Matthias Rihs pour Le Temps
Dessin original de Matthias Rihs pour Le Temps

Limites des langues, langues des limites. Chaque mardi de l'été, «Le Temps» raconte ces idiomes qu’on invente, ceux qui sont fous, ceux qui se mélangent.

Episode précédent:

Lost in Translations, un safari dans les langues étranges

Le mot «linguistique» fait son entrée dans la langue française en 1826. On le doit au géographe d’origine vénitienne Adrien Balbi, qui l’emprunte à l’allemand pour le faire figurer dans son Atlas ethnographique du globe. Le terme n’a pas encore le sens qu’on lui donne aujourd’hui («science qui a pour objet l’étude du langage, des langues envisagées comme systèmes sous leurs aspects phonologiques, syntaxiques, lexicaux et sémantiques»). Pour Balbi, la linguistique est «l’étude pratique des langues et leur étude comparative». C’est donc, si l’on en croit cette définition, une science qui enquête sur ce qui sépare et sur ce qui relie les langues. Et c’est aussi un savoir qui doit permettre de communiquer par-delà les langues.

Guère étonnant dès lors que la période ait vu naître une génération de bâtisseurs de ponts: on se met à faire des rapprochements entre les langues, on imagine de nouveaux modèles de traduction, on crée des idiomes universels – mais à vouloir contrer Babel, on en érige une nouvelle: Umberto Eco a ainsi recensé 38 de ces langues universelles pour le XIXe siècle. Certaines sont connues – l’espéranto, le volapük. D’autres n’ont pas eu le même destin, quand bien même elles naissaient sous les meilleurs auspices.

La stœchiophonie

C’est le cas de la stœchiophonie, une «langue simplifiée» que le Jurassien Henri Joseph François Parrat offrit à l’humanité en 1858: un Lego de 250 briques (on pourrait parler de morphèmes) censément capables de construire des verbes, des substantifs, des phrases. Le tout est vaguement indo-européen. Parrat donne sa version du Notre Père, qui commence ainsi: «Apni pâtor ta isti bi ibôsmoi.» On ne sait pas ce qu’en pense le Bon Dieu, mais passons.

«Les règles de ma petite grammaire sont générales, sans la moindre exception: un écolier pourrait apprendre tout cela dans moins de quinze jours», écrit encore Parrat dans son avant-propos; on n’a malheureusement pas souvenir que la stœchiophonie ait trouvé sa place dans les plans d’études. D’autres Suisses ont tenté de se lancer sur ce créneau, sans succès forcément notable – on peut mentionner l’ablemonde de Gustav Schwartz (1932), ou le projet de langue universelle développé par le couturier Wilhelm Julhe vers 1884.

Ces interlinguistes (c’est le nom qu’on leur donne) sont en général mus par de nobles idéaux. En 1905, Théophile Cart, grand apôtre de l’espéranto, ne donnait d’autre mission aux langues universelles que celle d’offrir «aux hommes des diverses nations la possibilité de se comprendre».

La tentation impérialiste

Mais s’il s’agit de rapprocher des langues plutôt que des locuteurs, le risque de l’absurde et la tentation de l’impérialisme ne sont jamais loin. On peut travestir l’histoire d’un idiome pour en faire le parent d’une langue au passé glorieux – au XVIe siècle, plusieurs érudits tentèrent de rapprocher à toute force le français du grec, ce qui fit beaucoup rire Rabelais. Le mouvement contraire (la différenciation) existe aussi: plus près de nous, c’est l’éclatement, prôné aujourd’hui par certains linguistes, des langues balkaniques (bosniaque, croate, monténégrin, serbe) qui est un des ferments des nationalismes ex-yougoslaves.

Ces visions étranges ou polémiques des cousinages linguistiques persistent au fil des siècles, avec des degrés de n’importe quoi quelques fois très élevés. Un exemple? En 1941, le père Prat, un ancien missionnaire à Brazzaville, se fendit d’une étude au propos époustouflant: D’où viennent les langues préfixales, dites langues bantoues? Elles viennent de la langue latine. On mettra ça sur le compte de l’abus de vin de messe en contexte tropical.

Pour aller plus loin: André Blavier, Les Fous littéraires; Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite.