«Arden», roman fou et drôle sur la barbarie
fiction
Le roman de Frédéric Verger est à offrir à tout amoureux des livres qui transportent, à tout amateur de prose fine qui traîne sur les visages et capte les inflexions

Finalement, Frédéric Verger, l’auteur d’ Arden, n’a pas eu le Goncourt (de très peu, en faveur d’une autre fête, Au revoir là-haut ) ni aucun grand prix de la rentrée littéraire… Tant pis, il s’agit néanmoins de le lire absolument et de l’offrir sans hésiter à tout amoureux des livres qui transportent, à tout amateur de prose fine qui traîne sur les visages, capte les inflexions puis se dirige, parfois dans la même phrase, comme pour un plan-séquence, vers la cime des arbres ou le brouhaha de la rue avec l’idée d’en saisir les teintes et l’électricité. Il y a là aussi de l’humour à la Ernst Lubitsch et à la Groucho Marx; des envolées à la Solal d’Albert Cohen.
Ce panache, ce style, cette précision émotionnelle sont mis au service d’une idée: la proximité de la barbarie. Elle se tient parfois au cœur de l’été, dans des paysages doucement balayés par le vent ou au cœur de villes dotées de théâtres et d’opéras splendides. Arden et ses phrases délicates ne cessent de travailler sur cette frontière fragile qui sépare l’urbanité de l’horreur.
Ainsi la barbarie surgit-elle dans la principauté de Marsovie, décor du roman, pays imaginaire d’Europe centrale, en pleine Deuxième Guerre mondiale.
Arden impose une construction romanesque qui emmène le lecteur dans un monde parallèle, proche de la grande histoire mais secoué par des personnages superbes de loufoquerie et de perfection dans l’absurde. Voici Alexandre de Rocoule et Salomon Lengyel, amis à la vie, à la mort, unis par une passion inextinguible pour l’opérette. Le premier est le directeur d’un palace, Arden, lové dans une forêt épaisse, en pleine Marsovie. Le second est tailleur dans la petite ville avoisinante. Alexandre roucoule beaucoup auprès des dames. Salomon ne fait aucun effort pour attirer la clientèle dans son échoppe. Tous deux sont absorbés par l’écriture de leurs opérettes, qu’ils ne terminent jamais, préférant éviter les tensions qui ne manqueraient pas de surgir pour se mettre d’accord sur la fin. Aucun théâtre n’a jamais montré le moindre intérêt pour leurs pièces mais, portés par la flamme, les deux amis ne se laissent pas abattre et se retrouvent à l’âge mûr avec une quantité d’opérettes non jouées.
Dans une atmosphère qui croise Le Sceptre d’Ottokar et les films de la Paramount de la grande période, les Allemands s’approchent puis envahissent la Marsovie. Salomon et sa fille Esther (et tout un orchestre klezmer rencontré par un jeu de circonstances sensationnels) risquent leur vie. Alexandre manigancera un stratagème censé les protéger.
Dans l’émotion du verdict, l’un des jurés du Goncourt, Paule Constant, a soufflé qu’elle craignait avoir laissé passé le «Céline ou le Proust d’aujourd’hui!» Nul ne peut le dire encore. Mais avec Arden, un écrivain est né, cela, c’est sûr.