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Aux sources du Nil, une quête sans fin

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on s’est bousculé dans la région des Grands Lacs. Certains explorateurs, comme Stanley et Livingstone, sont connus, d’autres moins. Mais leurs récits à tous sont encore passionnants aujourd’hui

Genre: histoire Qui ? Présenté par Chantal Edel Titre: Le Nil Titre: Aux sources du mystère Chez qui ? Omnibus, 1120 p.

Lorsque les Romains voulaient évoquer une quête un peu folle et dénuée de toute chance de succès, ils parlaient de chercher les sources du Nil – fontes Nili quaerere. Une formule qui ne renvoyait pas tant aux obstacles naturels, causes déjà de plusieurs morts d’explorateurs malheureux, qu’à la difficulté intrinsèque du problème. Ils imaginaient, au moins depuis Ptolémée (90-168) une région de lacs sur l’Equateur dont les effluents se mêlaient inextricablement pour donner naissance au grand fleuve au pied d’un massif couronné de neiges – un tableau que Henry Morton Stanleyestimera avoir retrouvé à l’identique lors de son troisième voyage dans la région en 1889.

Si la quête des sources du Nil est immémoriale – le premier à s’y lancer aurait étéHérodote, au IVe siècle avant notre ère – elle prend un tour nouveau à la fin du XIXe siècle. En l’espace d’une trentaine d’années, plusieurs explorateurs se succèdent ou parfois se croisent dans la région des Grands Lacs, chacun connaissant les observations de ses prédécesseurs, utilisant parfois les mêmes pistes traversant les territoires des mêmes souverains tribaux, fréquentant les mêmes «traitants» – trafiquants d’esclaves et d’ivoire – et pas rarement accompagnés des mêmes hommes d’escorte, à la fin aussi coutumiers de l’expédition que le sherpa Tensingl’est devenu de l’Everest.

Tous notent soigneusement ce qu’ils voient et en rendent compte dans des récits vivants et imagés qui passionnent un public européen avide de «découvertes» qui vont prendre assez vite l’aspect d’appropriations pures et simples. Si les représentations de leurs auteurs ne sont plus les nôtres, ces textes ont encore largement de quoi captiver aujourd’hui, comme le démontre l’anthologie élaborée par Chantal Edel pour les Editions Omnibus.

Les noms de certains auteurs – Stanley,Livingstone – sont connus. Seuls des lecteurs plus avertis ont sans doute entendu parler de la querelle à mort qui a opposé Richard Burton à John Speke pour l’identification du lac – Tanganyika ou Victoria? – dont émerge le bras principal du fleuve. Et plus rares encore sont vraisemblablement ceux qui connaissent l’étonnantSamuel Baker, qui a remonté le Nil jusqu’au lac Albert en 1862 en compagnie de sa femme, la blonde Florence, achetée, assure-t-il, sur un marché aux esclaves balkanique.

Mais plus que les aventures parfois fastidieuses de ces audacieux auxquels il faut plusieurs années émaillées de haltes qui peuvent durer des mois pour se rendre de la côte de Zanzibar au lac Victoria, ce sont leurs descriptions qui tiennent en haleine. Celles d’une nature spectaculaire, atteinte de gigantisme dans ses générosités comme dans les obstacles – ronces, marais, brumes persistantes – qu’elle met à leur progression. Et surtout celles des populations croisées, dont tous ont à cœur de décrire la physionomie, la tournure et les coutumes avec une précision qui se veut ethnographique.

Supérieur, volontiers amusé, leur regard séduit néanmoins par sa fraîcheur. Prompts à juger de la valeur d’une population sur son physique – plus la peau est claire, les traits fins, plus les humains sont jugés proches de la civilisation – ils ne s’en attachent pas moins à détailler des technologies dont l’astuce dans l’exploitation de ressources naturelles restreintes finit par arracher leur respect.

Mais plus que les préjugés souvent mis à mal de leurs auteurs, ce que retracent ces récits est la fin d’un monde. Du premier voyage entrepris depuis Zanzibar par Richard Burton en 1857 à celui qui permet à Henry Stanley d’assimiler, en 1889, la chaîne des Ruwenzori avec les Monts de la Lune de Ptolémée et d’Al-Idrissi, tout a changé pour les populations côtoyées par les explorateurs.

L’un après l’autre, ces derniers notent les destructions intervenues depuis le passage de leur prédécesseur: villages rasés ou envahis de ronces, cases incendiées, huttes abandonnées avec les réserves de la dernière récolte ou encore habitées de cadavres…

Aux conflits tribaux se sont ajoutées les guerres allumées par les trafiquants arabes et les razzias de populations destinées à l’esclavage. Les étoffes importées remplacent celles faites à partir de l’écorce du figuier; les lances et les flèches de bois empoisonné laissent la place aux mousquets et aux pistolets, volés aux traitants ou donnés par les explorateurs en échange du gîte et du couvert.

David Livingstone plus que d’autres est sensible au tragique de cette situation, qu’il décrit avec désespoir dans les notes que ses porteurs ont rapportées à Zanzibar avec sa dépouille embaumée après sa mort dans la ville de Kalouganyovou, au sud du Tanganyika, au matin du 30 avril 1873. Mais il espère que la découverte de voies fluviales permettant d’apporter les bienfaits de la civilisation dans la région des Grands Lacs mettra fin aux massacres. On sait ce qu’il en est advenu.