Vous voyiez en Cendrars un bourlingueur, un aventurier, un écrivain toujours sur le départ, sa malle pleine de livres montant à bord de tous les trains et de tous les cargos, courant d’un bout à l’autre du monde? Le voici bien loin du Transsibérien, des clochers croustillés d’or et de New York aux Pâques poétiques, le voici durant l’Occupation, reclus dans une cuisine mal chauffée à Aix, expédiant des lettres aux accents très quotidiens à une actrice parisienne, Raymone Duchâteau, restée à la capitale avec sa mère et qui travaille avec Louis Jouvet. «Je n’ai plus aucune envie d’aller nulle part, lui écrit-il. J’ai horreur non seulement de me déplacer mais même de sortir de ma cuisine…» Cendrars immobile. Depuis quelque temps, la parution de ses correspondances dessine un autre homme que celui que l’on peut imaginer à travers ses livres, même si les chercheurs en sont depuis longtemps familiers. C’est un Cendrars casanier, frileux, un bourreau de travail qui apparaît peu à peu.

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Rupture

Cette nouvelle correspondance, Blaise Cendrars Raymone Duchâteau 1937-1954, éclaire, sans l’élucider tout à fait, l’étrange rapport affectif et platonique que l’écrivain a entretenu avec celle qui deviendra néanmoins sa femme à la fin de sa vie. Depuis leur rencontre en 1917, Raymone et Blaise sont toujours restés en lien. A trois reprises, ce lien devient épistolaire. La première lettre fait ainsi état d’une rupture survenue en 1937; rupture douloureuse pour l’écrivain, qui assiste au triomphe d’un rival et comprend, sans doute alors, qu’il n’aura jamais Raymone tout à lui. Il l’épousera néanmoins, bien plus tard, «un mariage blanc», précise Raymone, et ses dernières lettres, un peu minaudantes, racontent à cette épouse singulière les péripéties d’un voyage en Suisse en 1954.

Monastique

La seconde partie de cette correspondance, qui forme le corps principal de ce volume, court de 1943 à 1947. Elle dit le quotidien des années de guerre, durant lesquelles Cendrars travaille à ses mémoires, L’Homme foudroyé et La Main coupée. «Je mène une vie monastique, écrit-il à Raymone. Je ne m’ennuie pas, n’en ayant pas le temps – et les journées passent trop vite.» Pas d’aventures pour Cendrars, durant cette période, sinon trouver à manger, recoudre ses vêtements, nettoyer la maison et, surtout, se chauffer, véritable gageure en ces temps de pénurie. «La ligne est coupée à plus d’un endroit, il faut s’écrire le plus souvent possible pour savoir si l’on vit – Déjeuné aujourd’hui chez un ami toubib. Je bénis les gens qui m’évitent l’horreur du restaurant.» Pas d’aventures par procuration non plus. Cendrars semble agacé par la Résistance – elle coupe les lignes du courrier – et excédé à l’idée d’un débarquement allié. «Ce matin, il pleut. Tant mieux car si cela est général, ces salauds d’Anglo-Américains ne pourront pas faire leur offensive. Je crains toujours pour le 10 une grande démonstration inutile mais sanglante – et dont nous ferons les frais.» Blaise s’y plaint beaucoup aussi de sa propre famille; guère sentimental, il réserve l’expression discrète de sa tendresse à Raymone et à sa mère, lumineuse «mamanternelle».

Primesautière

De Raymone, cette destinataire qui demeure assez mystérieuse, on ne lit pas grand-chose. Peu de lettres d’elle sont restées. Mais elle apparaît soucieuse de la santé de son correspondant, primesautière, un peu bigote, insistant sur son indépendance, sur l’importance du théâtre pour elle, friande de potins. Souvent, elle signe «Ray», comme un garçon. Singulière Raymone, qui apparaît aussi, dans ces lettres, sous forme de promesse, jamais concrétisée: celle d’un roman qui devait être le sien et ne fut jamais écrit, La Carissima. Un rare moment de passion, au moins littéraire, dans un lien que cette correspondance dessine comme très quotidien, intime certes, mais plus filial qu’amoureux.

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