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On croyait qu’il reposait au cimetière des personnages de papier. Le héros de Giraud remonte en selle dans «Amertume Apache». Une formidable renaissance scénarisée par Joann Sfar et dessinée par Christophe Blain. Ce dernier évoque l’aventure

Revolver au poing, le regard ombré par son stetson, botté, ganté de blanc et en tunique bleue, l’homme est juché sur une éminence rouillée sous le ciel immense de l’Arizona. Cette silhouette incrustée depuis plus d’un demi-siècle dans l’imaginaire collectif, on la reconnaîtrait entre mille: c’est le lieutenant Mike Steve Blueberry. Créé en 1963 par Jean-Michel Charlier et Jean Giraud, cet officier de l’armée américaine plongé dans la tourmente des guerres indiennes est une tête brûlée en bisbille avec sa hiérarchie, un increvable coureur de pistes, le premier héros de la bande dessinée franco-belge à ne pas être toujours impeccablement rasé.
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Blueberry n’avait pas repris la piste depuis 2005, et la disparition de Giraud en 2012 semblait le vouer aux limbes. Mais les héros sont immortels. Le soldat bleu remonte en selle sous l’impulsion de deux artistes qu’on n’imaginait pas veiller à sa destinée, deux fers de lance de la nouvelle bande dessinée surgie dans les années 90: Joann Sfar (Le Chat du rabbin, Donjon, Gainsbourg, vie héroïque au cinéma…) et Christophe Blain (Gus, Quai d’Orsay, Donjon…). Ces auteurs complets, scénario et dessin, publient cette Aventure du lieutenant Blueberry qu’on n’espérait plus, Amertume Apache, qui, mêlant habilement tradition et innovation, s’avère pleinement réussie.
Les deux amis ont tâtonné en amont. Fait un premier galop d’essai, trente pages crayonnées et partiellement encrées qui ont fini à la corbeille. Sfar propose un story-board écrit que Blain suit «en respectant l’état d’esprit mais pas le découpage. La trame reste, mais je la triture, je développe des personnages, je fais des digressions. De quatre lignes de texte off, je tire cinq pages.» Il avait prévenu Joann: «Attends-toi à ce que je change tout…»
Sauvageonne retorse
En garnison à Fort Navajo, dans le territoire apache, Blueberry accomplit une patrouille de routine. Sa sieste est interrompue par des coups de feu. Il y a du vilain au bord de la rivière: trois adolescents blancs ont agressé et tué deux Indiennes. Le lieutenant intervient; jouant de malchance, il est mis en déroute par la jeune Bimhal, une sauvageonne retorse. Ayant ramené le corps des femmes abattues dans leur tribu, Blueberry va se démener pour éviter une nouvelle guerre indienne. Car le mari et le père des deux victimes, c’est Amertume, un chef ombrageux.
Amertume Apache est un livre fascinant, une célébration jamais déférente, une relecture respectueuse et décalée, comme une chorale de Bach interprétée par un jazzman. L’intrigue s’articule autour de la confrontation de Bimhal, fille d’un prédicateur cinglé, et d’un clan apache mené par un désespéré. Si ce sac à gnôle de McClure, fidèle compagnon de route, s’invite, les auteurs s’interdisent les références systématiques à la saga, expurgent les interjections récurrentes («Blood n’guts», «Gosh!», «Rascal!», «Mille putois»!…), ponctuant les récits de Charlier.
Le retour des «Pétroleuses»
Les personnages, particulièrement les femmes, jadis reléguées aux rôles de courtisanes, gagnent en épaisseur psychologique, en humanité. Quant à cet éternel loser de Blueberry, il démontre ses compétences d’officier. Tous commettent des erreurs qui les destinent au malheur – suite et fin l’année prochaine dans le second volume, Les Hommes de non-justice.
Au jeu des clins d’œil, le commandant de Fort Navajo s’est fait la tête de Richard Harris dans Major Dundee et le montreur d’automates celle de Charles Denner; Jenkins ressemble étrangement à Woody Strode, l’archer des Professionnels. Blain réunit même les Pétroleuses, à savoir Mmes Bardot et Cardinale, en épouse volage du commandant et fermière courageuse.
«Dieu des dieux»
Nés à l’aube des années 70, Christophe Blain, qui a découvert Blueberry à 11 ans avec La Longue Marche, et Joann Sfar appartiennent à une génération considérant Giraud comme «le dessinateur des dessinateurs, le dieu des dieux». Le dessinateur s’enflamme: «Il était ma rock star!» Ni l’un ni l’autre ne se réclament de son école graphique, contrairement aux «armées de copistes tous plus mauvais que lui. Je n’ai jamais cherché à l’imiter, mais je le cite tout le temps. Dans Gus, il y a un village hopi qui est une référence très claire au Spectre aux balles d’or.»
Entre Fort Navajo (1963) et Dust (1995), la série, épousant les bouleversements culturels de son temps, a énormément évolué, sur le fond comme sur la forme. On passe du western fordien, destiné à un public juvénile, au «dirty western» à la Peckinpah, «avec des enjeux plus tortueux, des personnages plus pervers, une présence grandissante des femmes et l’expression de la sexualité», analyse Blain.
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Le dessin change aussi: d’abord proche de Jijé, son maître, Giraud mute en Moebius. Il se partage entre les hachures prodigieuses qui structurent Blueberry et la ligne claire des aventures science-fictives comme L’Incal. Le physique du héros se modifie aussi. Selon Blain, «il est passé de Belmondo à Blueberry. Autrement dit, il a un gros nez dans les quinze premiers albums, puis un petit nez. J’ai opté pour la période petit nez parce qu’il me fallait de la cohérence, un Blueberry immédiatement reconnaissable et iconique.»
Pour stabiliser le physique du personnage, Christophe Blain a fréquemment consulté l’œuvre de maître Giraud – mais «jamais regardé ses cadrages ou sa façon de traiter les rochers, les buissons, les arbres morts… Ç’aurait été un cauchemar!»
Souvenirs personnels
Une bande dessinée comme Gus oscille entre réalisme et cartoon, le trait de Christophe Blain amalgamant harmonieusement les deux registres. Pour Blueberry, il a proscrit toute déformation et tiré son style vers le réalisme. «Je voulais un dessin qui exprime la noirceur de l’histoire. C’est ce qui me guidait. On est totalement au premier degré.»
La fascination qu’exerce Amertume Apache sur le lecteur a des origines lointaines. Christophe Blain l’a bien senti: «La comparaison avec le dessin de Giraud n’a pas de sens. Nous développons quelque chose de beaucoup plus immatériel: le rapport intime que nous entretenons avec Blueberry. Il est impossible de lutter contre le souvenir que les lecteurs ont de lui. Chacun essaie de retrouver un choc esthétique. En reprenant Blueberry, on fait appel à ces souvenirs personnels. On l’aborde avec toute la mélancolie que cela implique. Giraud est mort, nous commençons à vieillir. Une espèce de pont relie l’adolescent que nous avons été et l’histoire que nous racontons. C’est passionnant.»
Bande dessinée
Joann Sfar (scénario) et Christophe Blain (dessin et scénario)
Une aventure du Lieutenant Blueberry – Amertume Apache
Dargaud, 64 p.
La langue au chat
Quand il ne galope pas dans les plaines de l’Ouest avec Blueberry, Joann Sfar se retire dans son jardin enchanté d’Alger la blanche. Il y retrouve un petit peuple pittoresque pour quelque conte philosophique que n’aurait pas renié Voltaire et qui aurait mis Albert Cohen en joie. La Reine de Shabbat commence il y a longtemps, quand la maman de Zlabaya est morte. Un chaton s’est invité en ce triste jour et le rabbin a accepté que sa petite fille le garde. L’enfant a grandi et s’est rebiffé contre l’ordre patriarcal. Quant au félin, il a acquis la parole après avoir bouffé un perroquet. Il s’en sert pour persifler et railler le judaïsme. Tout ça, c’est le Malka des Lions qui le raconte à un petit groupe de gosses.
Joann Sfar a jeté depuis longtemps son équerre aux chiens. Il dessine comme on rêve, avec légèreté. Ses cases ondulent tel un reflet sur l’eau, et la narration aussi. Le rabbin doute, les enfants sont incrédules et Zlabaya, travestie en garçon, présente dans un cabaret un numéro pipé de ventriloquie, puisque c’est le matou qui fait la voix. Ode à l’art de vivre et à la tolérance, le neuvième tome du Chat du rabbin cultive avec délicatesse l’autodérision et rappelle la relativité de tout dogme. Le Chat au rabbin: «Pardon, mon maître, mais face à la mort, je trouve que tu manques d’autorité…»
Auteur: Joann Sfar
Titre: Le Chat du rabbin 9. La Reine de Shabbat
Editeur: Poisson-Pilote, Dargaud
Pages: 76 p.