Il faut prendre la route du nord, depuis Kingston. Rouler longtemps sur des lacets qui épousent des rivières, des plantations de café, l’odeur persistante de la forêt. C’est un village dispersé entre les collines, des gamins jouent au football sur le bord de la route. Un rasta enroulé sous ses tresses indique le chemin. Nine Mile, le berceau de Bob Marley, là où il est né, métis, presque bâtard, le 6 février 1945. Là où il a été enterré, 36 ans plus tard, dans la foule et une plainte qui s’étendait jusqu’aux confins du monde. L’antichambre du mausolée est un carnaval permanent de mystiques qui vivent de l’aumône et de cars touristiques qui repartent la soute débordant de produits dérivés. Nine Mile est le carrefour de Babylone et de Zion, du système et de son refus.

On pénètre, à deux pas de l’église où son tombeau gît, dans la minuscule masure de son enfance. Le drap intact. Le lit minuscule. La vérité reconstituée de cette nativité caraïbe. Le guide, un jeune rastafari qui n’était pas né pour connaître Bob, a appris les paroles des chansons dont il se sert dans la visite. «Ma peur est mon seul courage.» «Emancipez-vous de l’esclavage mental. Personne, sinon nous-mêmes, ne peut libérer notre esprit.» «Tu ne peux trouver ta route quand les rues sont pavées.» L’Evangile selon Bob. Sous le portrait démesuré d’un empereur éthiopien, Hailé Sélassié, dont le discours à l’ONU en 1963 est calligraphié comme la prophétie ultime. L’impression, comme toujours dans ce culte, que le bric-à-brac philosophique est une réponse à une île d’une violente chimie.

Dans Marley, le brillant documentaire hagiographique qui vient de sortir, le réalisateur écossais Kevin MacDonald explore la construction d’un mythe, ce qu’elle compte de conviction et de compromis, de hasard et de stratégie, de magie et d’illusionnisme. Comment un enfant pauvre d’une île sous domination britannique, fils d’un cavalier blanc qu’il n’a pas connu et d’une adolescente noire, a pu en moins de vingt ans de carrière incarner à lui seul une sorte de contre-pouvoir universel, la réplique du tiers-monde, le croisement improbable de Che Guevara et du Christ?

Quand son producteur Chris Blackwell raconte la première rencontre avec Bob Marley à Londres, il décrit «un choc électrique»: «Il était pauvre, mal fagoté. Mais j’ai su très vite qu’il serait grand.»

Robert Nesta Marley est la démonstration la plus aboutie de la théorie du chaos; les battements d’ailes d’un papillon dans un hameau jamaïcain qui finissent par provoquer une tornade aux antipodes. Le chanteur de reggae est l’enfant d’une époque très définie et d’un contexte hyperparticulier. Sa vision du monde est forgée par l’esprit des indépendances (1962, pour son île), la décolonisation, la négritude et le panafricanisme. Mais surtout par une religiosité profonde où le christianisme caraïbe acquiert une dimension politique. Adolescent, émigré avec sa mère dans le ghetto Trenchtown de Kingston, Marley rencontre Mortimer Planno, mystagogue du culte rastafari, toujours entouré d’une cour d’aspirants qui traitent dans le même geste l’apocalypse et la lutte contre l’oppression occidentale.

Dès les années 1930, un nouveau courant spirituel s’élabore en Jamaïque, il mêle le nationalisme noir de Marcus Garvey, la lecture africaniste de l’église orthodoxe éthiopienne et le règne neuf de l’empereur Hailé Sélassié, considéré comme la réincarnation de Jésus. Ses fidèles prennent le nom de rastafari, titre du messie d’Addis-Abeba. A l’intérieur de la société jamaïcaine, les rastas sont souvent perçus comme une menace, notamment par la Couronne britannique qui voit d’un œil mauvais ses tambourineurs à cheveux longs; ils fondent un peu partout des communautés autonomes. La répression les renforce. Le dogme se précise. Il est d’une rigueur absolue, englobe des interdits alimentaires et sexuels, une division fondamentale entre le monde tel qu’il est, imparfait, destructeur (Babylone) et tel qu’il sera à la fin des temps (Zion).

D’une foi vétéro-testamentaire, très localisée, qui répond à l’expérience de l’esclavage, à la dévalorisation historique des Noirs, Bob Marley parvient à tirer la part universelle. Aujourd’hui encore, sur tous les continents, des jeunes gens s’amusent à ajuster des dreadlocks sur leurs cheveux lisses, ils se disent rastas, fument des joints et chantent les cantiques de Bob Marley sans savoir au fond que ce mouvement religieux est d’un fondamentalisme moral absolu, que la position de la femme y est inchangée depuis la Bible et que rastafari est autant une expérience guerrière qu’une démarche introspective. C’est que Marley, consciemment, s’est servi de son aura d’artiste planétaire, de la force de frappe de l’industrie musicale, d’une utopie aux abords pacifistes pour porter un message révolutionnaire.

Il s’agit moins de fumette, chez lui, que de conquête. «Nous savions lorsque nous tournions dans le monde que nous étions d’abord des évangélistes», dit son épouse Rita dans le documentaire. Le triomphe de Bob Marley annonce une décentralisation sans précédent du pouvoir. Il apparaît sur la scène internationale au moment des dernières luttes coloniales – son concert pour l’indépendance du Zimbabwe en 1980, à l’invitation du nouveau président Robert Mugabe, est un acte fondateur. Bob Marley, première star des damnés de la terre, anticipe l’affaiblissement de l’Occident. Il offre une voix aussi bien aux jeunes du Sud, qu’ils soient Africains, Asiatiques ou Sud-Américains, qu’à ceux du Nord dont l’aspiration première est un renversement des rapports de domination.

La profonde simplicité des paroles de Marley («Get up, Stand up, Stand up for your rights», «One love, one heart, one destiny») est devenue le codicille d’un altermondialisme instinctif. Et son existence, abrégée par un «cancer de Blancs», un mélanome, demeure trente ans après son dénouement l’exemple même d’un destin dépassé. Après une tentative d’assassinat chez lui, au 56 Hope Road, Bob Marley se résout à donner malgré tout un concert de la paix à Kingston. Il réunit, par la seule force de sa conviction, les deux ennemis jurés de la politique jamaïcaine, qui se serrent la main. Avec une dimension sacrificielle qui fait de lui un martyr de l’âge pop, le chanteur a réussi là où la plupart des activistes de la cause noire ont échoué. Il a imposé au monde une manière de contre-discours humaniste, une version syncopée de la subversion christique, un questionnement limpide du centre et des périphéries.

Trente ans après sa mort, le sentiment est mitigé. Il existe au Bénin des tribus antillaises de rastas qui entonnent, comme le serment d’un retour africain, les refrains de Marley. Dans les bars balinais, on joue toute la nuit des reprises de «No Woman, No Cry». Et le visage fauve de Bob hante partout les chambres adolescentes, d’un idéalisme qui s’oppose aux ordres établis. Mais la machine, comme toujours, a digéré sa contradiction. Et les centaines de millions de dollars que génère encore Bob Marley permettent aujourd’hui à ceux qui lui ont survécu de regretter cette mort précoce dans un documentaire. Il reprend, trait par trait, la légende dorée qu’ils ont contribué à écrire.

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Bob Marley

«La pierre que le maçon refuse deviendra la pierre angulaire»