Au bord du Baïkal, «le défilé des heures est plus trépidant que l’abattage des kilomètres»
Récit
Sylvain Tesson a quitté les chemins du monde pour s’installer dans une cabane, au milieu d’une clairière sibérienne, plantée au bord du lac Baïkal. Il y a tenu un journal qu’il publie aujourd’hui: une leçon de beauté, de simplicité et d’humour
Longtemps, Sylvain Tesson a parcouru le monde. Le monde asiatique surtout. Après un tour du monde à vélo, il a traversé l’Himalaya à pied. Il a refait la longue marche vers l’Inde et la liberté de Slawomir Rawicz, évadé du goulag, épopée dont Peter Weir a tiré un film, Les Chemins de la liberté . Il a parcouru à cheval les steppes de l’Asie centrale, il a cheminé dans le Caucase. Sylvain Tesson voyage poussé par une curiosité, une soif folle d’aventures et de nouveautés. Et ce géographe de formation, né en 1972, a déjà écrit des livres nombreux. Des nouvelles, comme dans Une Vie à coucher dehors ; des récits, comme dans L’Axe du loup (Laffont 2004) ou Eloge de l’énergie vagabonde (Les Equateurs, 2007).
En Asie, en Chine et au Japon surtout, le sage se retire volontiers des affaires du monde dans un ermitage, dans un lieu où la nature triomphe, dans un endroit où il peut tranquillement porter son attention sur l’univers tel qu’il est. Des pans entiers de la peinture de ces pays, des pages et des pages de poèmes racontent l’ermitage heureux, le bonheur de la solitude parfaite.
«Avoir peu à faire entraîne à porter l’attention à toute chose.» Cette phrase n’est ni de Tao Yuanming ( L’Homme, la terre, le ciel , Moundarren, 2004), ni de Chômei ( Notes de ma cabane de moine , Le bruit du temps, 2010); elle n’est pas du poète chinois mort en 427 dans son «humble hutte»; elle n’est pas du moine japonais qui décède en 1216 dans son minuscule ermitage; elle est de Sylvain Tesson, qui, après avoir chanté les routes, les chemins et les sentiers, s’est lancé à son tour dans un périple beaucoup plus intérieur et plus contemplatif: le voyage immobile. Un voyage où, note-t-il, «le défilé des heures est plus trépidant que l’abattage des kilomètres». C’est le journal de cette exploration fixe dans les forêts de Sibérie, qui est surtout déplacement de soi, que l’écrivain nous donne à lire.
Comme pour Tao Yuanming ou Chômei, ce genre de pèlerinage nécessite un véhicule bien particulier: une hutte, un ermitage… Une cabane dans le cas de Sylvain Tesson. Petit vaisseau solidement amarré, la cabane doit être capable de tenir la distance, supporter l’écoulement lent du temps. En Sibérie d’ailleurs, le temps peut s’entendre aussi bien en durée – six mois – qu’en météorologie. La cabane est plantée sur la rive nord-ouest du lac Baïkal. En y demeurant de février à juillet 2010, l’ermite européen y subit les rigueurs de l’hiver sibérien jusqu’au dégel des eaux du lac, jusqu’à l’invasion des mouches et des ours qui marquent le retour des beaux jours.
Nous voici donc, lecteur, pris dans les glaces et les neiges, avec pour tout recours une bibliothèque bien fournie (merveilleuse liste de lectures: de L’Amant de Lady Chatterley aux Aventuriers de José Giovanni en passant par Rousseau, Camus et Lucrèce), des vivres et une très bonne réserve de vodka et de cigares. D’aucuns y laisseraient des plumes: dépression, engelures, crises d’angoisse. Mais pas Sylvain Tesson, qui se lance au contraire avec une sorte d’ingénuité et un enthousiasme extraordinaire dans l’aventure. Il sait s’équiper, Sylvain Tesson. Il chemine léger. Il aime pourtant, à sa manière, son petit confort et il s’y entend à le recréer n’importe où. C’est son côté Robinson. Doué, il tire son bonheur physique et spirituel d’un rien. Une bonne chaleur, l’arrivée d’un oiseau, la prise d’un poisson sous la glace, des traces de renard, le passage d’amis, des petits chiens, une bonne cuite, tout lui est joie. Et surtout, il s’amuse. On l’entend souvent rire tout seul, comme lors de cette séquence de patinage sur le Baïkal, la Callas collée dans ses oreilles. «So snob», se moque-t-il de lui-même.
Pourtant la rudesse des lieux n’est pas purement romanesque. Tout déplacement – les premiers voisins sont à plusieurs heures de marche épuisante dans la neige, sur la glace, sous le blizzard – est une épreuve. Les poissons ne se laissent pas pêcher. A Paris, une femme le quitte et le lui fait savoir. Les ours rôdent. La tempête hurle et la banquise du Baïkal fait entendre des craquements si puissants qu’ils réveillent le dormeur. Et pourtant, rien ne fait plier Sylvain Tesson: «La glace se convulse. Elle vit et je l’aime», dit-il. De la même manière, il s’efforcera au printemps d’aimer chaque insecte, chaque carré de mousse.
Plus loin que l’aventure pure, plus loin que l’expérience ou le jeu littéraire qui s’ensuit, Sylvain Tesson élabore peu à peu une élégie de la vie en cabane, jusqu’à y lire la possibilité d’une révolution individuelle. «L’ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l’Etat. Il s’enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l’objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus anti-étatique qu’une manifestation hérissée de drapeaux noirs.»
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Tao Yuanming (IIe-IIIe siècles)
Extrait de «L’Homme, la Terre, le ciel»
Ed. Moundarren, cité par Sylvain Tesson
«Digne dans mon humble hutte, à mon aise je bois du vin et compose des poèmes, accordé au coursdes choses, conscient de mon sort, n’ayant plus ainsi aucune arrière-pensée»