Psychologie
Le psychiatre français raconte dans son nouveau livre comment, enfant, il a échappé à une rafle. Le pape de la résilience est donc lui-même un résilient. Sylvie Tanette lui a demandé comment son enfance avait nourri ses théories. Et comment ses recherches avaient éclairé sa vie
C’est un grand monsieur affable et malicieux que les médias, ces jours-ci, s’arrachent. Boris Cyrulnik, le neuropsychiatre et éthologue le plus célèbre de la francophonie, vient de sortir un nouveau livre* – ses mémoires, lit-on sur la couverture. Alors, il fait le tour des plateaux où il explique inlassablement, à des journalistes émus par son récit et ébahis par son calme, ce qu’a été son enfance. Comment, à six ans, il s’est caché dans les toilettes de la synagogue où avaient été rassemblés les juifs de Bordeaux. Comment il a été protégé par des justes. Derrière ce discours, on devine un objectif clair: faire en sorte que son expérience soit utile.
On a de la chance, il est à Paris et on a pu trouver une heure pour caser l’interview. Alors, on court chez son éditrice. Plafonds moulurés, Paris pluvieux de l’autre côté des grandes fenêtres. Boris Cyrulnik arrive et il est d’emblée, comme on s’y attendait, d’une amabilité détendue et espiègle. On a lu son livre et les questions se bousculent. On ne sait ce qui est le plus intéressant dans cet ouvrage. Il y a l’histoire elle-même de Boris, né dans une famille de réfugiés d’Europe de l’Est, qui ignore ce que le mot juif signifie mais apprend qu’il ne faut pas le prononcer si on veut survivre. Un petit garçon dont les parents disparaissent, et qui lui-même échappe de peu à la déportation. Il y a les années d’isolement où il est ballotté de planque en planque. A la Libération, une tante le récupère et la vie se reconstruit. Brillant élève, il étudie la médecine malgré une situation de grand dénuement.
La suite, on la connaît mieux. Boris Cyrulnik fait découvrir au grand public le concept de résilience (voir encadré page suivante), qui permet de penser que, sous certaines conditions, un enfant brisé peut se reconstruire.
Mais ce qui est touchant dans ce livre, c’est que justement, Cyrulnik ne s’est pas contenté d’écrire son autobiographie. Il utilise son expérience pour, encore et toujours, expliquer ce phénomène de résilience, pour nous en apprendre sur la construction de notre propre mémoire et de notre personnalité. Surtout, il est beaucoup question de langage dans ce livre, de choses tues ou dites, Cyrulnik rappelant au passage que, dans les années d’après-guerre, il lui était impossible de raconter son histoire: on ne l’écoutait pas.
Le Temps: Quel est votre sentiment sur ces années où, quand vous parliez, on vous faisait taire ou on ne vous croyait pas?
Boris Cyrulnik: Je n’ai pas de colère, mais je sais qu’en ce temps-là j’ai une personnalité coupée, clivée comme disent les psychanalystes. Une partie parle normalement mais ne dit que ce que vous êtes capables d’entendre, une autre partie, qu’on appelle la crypte, se tait, parce que je sais que si je parle de la guerre vous n’allez pas comprendre, ou éclater de rire. Ce n’est pas une souffrance mais une amputation. Je peux partager avec vous des tas de choses, mais ce n’est pas la peine que je parle de certains aspects de ma vie. Du coup, ma personnalité est névrosée puisque le déni est un symptôme de névrose.
– Mais vous racontez que, même à des enfants qui ont vécu à peu près la même histoire, et que vous côtoyez après-guerre dans des camps de vacances et au lycée, vous n’en parlez pas…
– Que nous en parlions entre nous serait logique, mais pas psychologique. Dans ces institutions, nous étions tous des orphelins ou survivants, et nous n’en parlions pas. C’est la définition du déni: je me rappelle ce qui m’est arrivé, j’y pense beaucoup, mais je m’arrange pour engourdir l’émotion associée à la mémoire. Et puis, dans ces institutions, la devise était celle de Loth dans la Bible: ne pas se retourner sur le passé, aller de l’avant. C’était sûrement un mécanisme adaptatif à l’époque.
– Vous dites pourtant qu’on y pense tout le temps.
– C’est la définition de la crypte. Georges Perec parlait d’encryptage, il en a fait une littérature de l’énigme. Le déni, en effet, n’est pas le refoulement, dans lequel je crois que je n’ai pas de mémoire. Là, je me rappelle bien. Mais, comme je ne peux pas le partager, je fabrique une crypte mentale. Beaucoup se sont sortis de là par la créativité. Il y a eu beaucoup d’artistes parmi ces enfants.
– Et vous dites que Georges Perec est votre frère d’armes.
– On a la même biographie, on a les mêmes réactions et le même humour. Je l’ai découvert quand il a décroché le Prix Renaudot, j’avais dans les vingt-cinq ans. J’ai lu La Disparition, ce livre où la voyelle «e, comme «eux mes parents», a disparu. Pour Perec, la mémoire est un acte de création.
– Vous n’avez pas écrit de romans ni fait des films. Pourquoi avoir choisi la voie de l’étude, et pas celle de la création.
– Je n’ai pas été assez courageux. Je rêvais d’être cinéaste et romancier et, quand j’étais adolescent, j’écrivais de petits romans que je vendais à des journaux et qui ont joué un rôle important. Donc, j’ai d’abord réagi comme ça. Mais ma tante me disait que ma mère aurait voulu que je sois médecin, c’est devenu une mission sacrée puisqu’elle était morte. Avec une mère qui est là on peut s’opposer, pas avec une mère morte, donc parfaite. Et puis je pensais que, pour se faire accepter par un pays, c’était le métier parfait, c’est ce que pensent les Maghrébins aujourd’hui, beaucoup deviennent médecins. Et je voulais offrir un milieu sécurisant à la femme et aux enfants que j’aurais.
– Et, à 10 ans, vous écrivez dans une rédaction que vous voulez être psychiatre.
– Je pensais que la société était folle, pour avoir donné l’ordre à des hommes de tuer presque toute ma famille et de me tuer alors que j’avais six ans. Je croyais qu’être psychiatre me permettrait de comprendre pourquoi. Bien sûr, c’était un contresens. La psychiatrie n’explique pas ces choses-là.
– Dès ce moment-là, vous semblez habité par l’envie d’aider les autres. C’est ce qui vous a motivé dans ce que vous avez fait après?
– Je voulais aider les autres, mais je ne savais comment. Cela dit, je n’aimais pas les théories psychiatriques de l’époque, qui employaient encore le mot «dégénérescence». C’est surtout ce qui explique mon cheminement marginal.
– Sur votre chemin, vous rencontrez les enfants des orphelinats de Roumanie. Est-ce que cela vous a éclairé sur votre propre expérience? On a l’impression d’un aller-retour constant entre votre histoire et votre métier.
– Exactement, une intersubjectivité. Quand j’ai vu les enfants abandonnés, j’ai remarqué leurs comportements autocentrés. On me disait qu’ils étaient autistes mais moi, je me souvenais de la façon dont je me comportais quand j’ai été isolé, j’avais été comme eux et je n’ai pas l’impression d’être autiste. Ces enfants ne l’étaient pas: si on s’approchait d’eux trop brusque- ment, ils avaient peur mais, si on les apprivoisait, ils se blottissaient contre nous. La suite des événements nous a donné raison, on a pu récupérer beaucoup de ces enfants. Cela n’aurait pas été possible si on avait continué à croire que ce n’était pas la peine de s’occuper d’eux.
– J’imagine qu’il n’est pas si simple de voir sa propre histoire resurgir. Votre carrière a dû être jalonnée de moments forts qui vous ont réexpliqué votre vie…
– Oui, et c’est le principe du contre-transfert en psychanalyse. Je pense même que mon enfance a thématisé ma carrière. Par exemple, dès le début, je me suis intéressé à l’abandonnite. De ce fait-là, je me suis tourné vers l’éthologie, mais, à l’époque, il fallait choisir son camp entre psychanalyse et éthologie. Par l’implicite de mon enfance, je ne pouvais pas choisir mon «camp». Par bonheur, j’ai eu un poste à Marseille, où j’étais autonome et où j’ai pu poursuivre mes recherches.
– Votre vie continue à thématiser vos recherches. Dans ce nouveau livre, votre autobiographie est un prétexte pour expliquer différents concepts.
– Exactement. Je voulais l’appeler Souvenirs d’enfance revisités à la lumière des neurosciences. Ce n’est pas une autobiographie, car je voulais éviter un récit édifiant à ma propre gloire. Ce qui m’intéressait, c’était de prendre un souvenir d’enfance marquant, l’empreinte d’un trauma, et adopter une démarche scientifique, critiquer ce qui est dans mon souvenir. Je vais chercher si la mémoire traumatique est une mémoire comme les autres. Est-ce que c’était comme ça? Je vais voir des gens, je vais sur les lieux, je vais revisiter ce qu’il y a dans ma mémoire, je vais tenter de comprendre pourquoi je me trompe, pourquoi je me souviens de détails d’une précision étonnante alors que, par ailleurs, il y a tellement de flou et de recomposition. En fait, je me rends compte que j’ai aménagé ma mémoire pour la rendre cohérente. Les erreurs que j’ai faites ne signifient pas que ce que je dis est faux… En même temps, tout a un sens, la mémoire est dynamique. C’est l’intentionnalité de son passé. Si je me sens bien, je vais chercher dans mon passé les scénarios que j’ai gardés en mémoire et qui expliquent pourquoi je me sens bien. Si je me sens mal, je cherche dans mon passé d’autres faits. Dans aucun des cas je ne mens.
– Dans votre livre, on a parfois l’impression que vous tenez à briser certaines images toutes faites que l’on a de vous. Vous dites par exemple que, si vous aviez été plus équilibré, vous ne seriez pas devenu médecin.
– Il faut toujours se méfier des idées reçues, l’évidence est un piège de la pensée. On a fait une étude sociologique sur le devenir social de gens qui ont vécu à peu près la même histoire que moi. Une petite partie est fracassée tandis qu’un fort pourcentage a connu une réussite sociale et une carrière exceptionnelle. J’ai oublié le chiffre exact, mais c’est de l’ordre de 70%. On l’explique par un courage morbide. Ces gens travaillent dix-huit heures par jour, sept jours par semaine. Quand on est équilibré, on travaille mais on va à la plage, au foot, on a des amis, on perd du temps. La réussite sociale n’est pas un critère de résilience. C’est plutôt le bénéfice secondaire de la névrose.
* Sauve-toi, la vie t’appelle , de Boris Cyrulnik. Editions Odile Jacob, 294 p., 2012.