Le cabinet de curiosités d’Alain Fleischer
Recueil
Celui qui dicte ses livres subit à son tour «la dictée des choses», en collectionneur d’objets, d’histoires et d’images. Ce recueil de textes de genres et de formes diverses réunit les obsessions qui construisent le monde d’un artiste et d’un écrivain fascinant.
Alain Fleischer dicte ses livres à sa compagne. C’est même l’explication qu’il donne à l’extraordinaire production de textes à laquelle il nous a habitués depuis La Femme qui avait deux bouches , en 1999: romans, récits, études sur la photographie, sur l’art, essais inclassables. Tout ceci, à côté et en plus de ses activités de directeur d’école d’art, de photographe, de cinéaste, de commissaire d’expositions. Le recueil récemment paru dans La Librairie du XXIe siècle nous apprend que si les textes de ce polygraphe sont dictés par lui, ils le sont d’abord à lui-même: par les choses. Tout lui est motif à collection: objets venus de l’enfance, jouets et petites autos, machines, images et photographies, mais avant tout, histoires glanées et élaborées, défaites et recomposées, qui font ressurgir, comme dans un bain de révélateur, ce qu’on croyait disparu dans «les angles morts» de l’Histoire. La destruction des juifs d’Europe centrale et de tout le monde qui était le leur sous-tend l’œuvre d’Alain Fleischer, sous forme imagée, fantastique. Sa langue, rythmée par la répétition, n’évite pas la pesanteur, lestée par le poids de ce qui s’est évanoui et qui s’entend encore dans les accents, cette «langue sous la langue», ineffaçable.
Sous la dictée des choses est un recueil, un cabinet de curiosités, un fourre-tout très agencé où l’auteur a mis, dans un désordre apparent, des destinées fabuleuses, des portraits de collectionneurs, des images publicitaires anciennes, des réflexions sur la langue et sur le nom (le sien et celui des autres), des photographies troublantes d’où surgissent des ombres. Si on a suivi le parcours d’Alain Fleischer à travers ses grands romans, on décèlera «sous la dictée des choses» tout son art poétique. Et si on entre dans son monde par cette porte dérobée, on se trouvera de plain-pied dans un territoire mouvant, où la réalité est diffractée pour se recomposer ailleurs dans le temps et l’espace. L’obsession du double, les renversements en miroir, les combinatoires érotiques ludiques et presque enfantines, le goût pour les acrobaties – physiques mais aussi intellectuelles et verbales –, la passion des listes: tout est dicté, ou encore exprimé, par les choses.
Prenons par exemple, à peu près au milieu du recueil, «Ecrivain du dimanche et photographe amateur», récit à caractère autobiographique fantasmé. Le narrateur collectionne les appareils photo anciens et les vieilles machines à écrire. Des uns et des autres, il ne fait pas forcément usage, ou alors dans un contexte ritualisé, pour bien marquer qu’il n’est pas l’esclave des choses qu’il acquiert: «Car je n’entendais pas être le jouet de ces objets, ni me livrer avec candeur à l’accomplissement final d’un mystérieux programme que l’appareil photo ancien et la machine à écrire ancienne auraient prévu de m’imposer.» Au marché aux puces de Vienne, il a payé, cher et sans discuter, à un vieux marchand, les deux seuls objets à vendre, machine à écrire de marque Continental et appareil photo Zeiss Ikon, réunissant ses deux passions sur le même étal. Ce collectionneur précautionneux fait travailler ses trouvailles selon des lois complexes. Ainsi, il n’écrit que le dimanche sur des machines qui ont auparavant œuvré aux heures de bureau, leur offrant une nouvelle tranche de vie. Pour bien montrer qui est le maître, l’homme refuse d’emporter ses trouvailles sur leur lieu d’origine pour les y faire fonctionner, et les transporte à l’autre bout du monde, en forêt amazonienne, à Iquitos au Pérou. Illusion de liberté: il découvrira que la prophétie du marchand – nous nous retrouverons quelque part – est accomplie malgré ses précautions, comme la mort rattrape à Samarcande celui qui croyait la fuir. Les récits d’Alain Fleischer se prêtent à l’exégèse, on pourrait les commenter à l’infini, à l’image des vieux talmudistes. On peut aussi se laisser aller au vertige des histoires et des images.