Portrait
Il faut du cran et beaucoup de passion pour ouvrir une librairie. A fortiori quand elle est bilingue comme le Bostryche à Bienne. Rencontre avec une libraire pour qui le multilinguisme est à chérir en ces temps de crispations identitaires

En venant de la gare de Bienne à pied, la place de la Fontaine et son air joyeux, presque italien, s’ouvre d’un coup. De l’autre côté de la piazzetta, Catherine Kohler se tient sur l’escalier qui mène à sa librairie, baptisée Bostryche, du nom du coléoptère typographe qui mange le bois d’épicéa.
D’immenses vitres font entrer la lumière à flots dans ce qui était il y a peu encore une enseigne d’antiquaire. Ouvrir une librairie est toujours un acte de foi dans le débat d’idées, les mots, le livre. Ouvrir une librairie bilingue est aussi un engagement citoyen. «Le bilinguisme fait partie du génie d’une ville comme Bienne. Une librairie est l’endroit idéal pour capter cet esprit. Il m’arrive tous les jours de discuter avec des clients de la traduction d’un mot du français vers l’allemand et vice versa. Vivre à Bienne procure cette joie particulière de pouvoir naviguer entre les mondes», explique la libraire.
Bilingues culturels
Depuis l’ouverture en novembre dernier de ce vaste espace aux beaux parquets anciens, Catherine Kohler a accueilli plusieurs événements où les langues dialoguent. Comme lors de la soirée, le 24 janvier, entre Daniel de Roulet, à propos de son roman Dix petites anarchistes, et l’historien Florian Eitel et son livre consacré à l’anarchie et au monde horloger en Suisse, Anarchistische Uhrmacher in der Schweiz.
Ou, le 22 février, lors de la lecture croisée entre l’auteure chaux-de-fonnière Fanny Wobmann et sa traductrice en allemand Lis Kuenzli pour son roman Nue dans un verre d’eau (Flammarion) devenu Am Meer dieses Licht chez Limmat Verlag. Salle comble à chaque fois. «Ce qui me ravit lors de ces soirées, c’est de voir dans le public de vrais bilingues culturels, qui parlent non seulement le français et l’allemand mais qui connaissent aussi parfaitement les mondes culturels francophones et germanophones avec les dessinateurs de presse, les cinéastes, les auteurs, les maisons d’édition respectives, etc.»
L’âme du lieu
Libraire biennoise, Catherine Kohler n’était pourtant au départ ni l’un ni l’autre. Elle est née et a grandi à Chevenez en Ajoie. Elle a très vite fait des livres ses compagnons d’enfance privilégiés, seuls à même de lutter contre l’ennui des longues soirées à la campagne. Elle se souvient d’avoir pioché au bonheur la chance dans la bibliothèque familiale et d’avoir lu les «gros classiques» petite.
Plus tard, en parallèle à des études d’histoire de l’art à Neuchâtel puis dans le Berlin des années 2000, elle a toujours cultivé ce goût du livre. «En voyage, que je parle ou non la langue du pays, je vais dans les librairies capter l’âme du lieu. Deux librairies m’ont particulièrement inspirée pour le Bostryche: Ouvrir l’œil à Lyon et Les bien-aimés à Nantes, des lieux où l’on se sent accueilli, avec des sélections de livres que l’on ne trouve pas ailleurs.»
Un vide à combler
Mais c’est d’abord l’art qui l’accapare. C’est un stage au Centre Pasquart qui l’amène à Bienne. Puis elle codirige les Journées photographiques pendant une dizaine d’années. L’édition d’art, les livres d’artistes, à la croisée de l’édition et de l’art contemporain, occupent une belle place parmi les champs qu’elle explore. Des liens se tissent avec des artistes, des auteurs, des maisons d’édition biennoises comme Clandestin, Die Brotsuppe ou Haus am Gern. Ouvrir une librairie est un rêve qui attend son heure. Plusieurs déclics vont la pousser à faire le grand saut. La fermeture de la dernière librairie indépendante de la ville, Repères et merveilles, en 2015, en est un. Un vide s’ouvrait tout comme l’urgence de le combler.
Cette librairie est une réponse aux crispations identitaires en Europe et au-delà. Les langues sont des ponts vers l’autre
L’autre impulsion, décisive, a été la découverte d’un lieu idéalement situé, place de la Fontaine. «A ce moment-là, je me suis dit que je ne pouvais plus reculer», se souvient Catherine Kohler. En trois petits mois, une clientèle s’est formée. Bienne accueille depuis 2006 l’Institut littéraire de Bienne. Le Bostryche se trouve pile sur le chemin de la haute école. Etudiants et professeurs, francophones et germanophones, ont vite fait de la librairie un havre incontournable. Avec les «voisins» du quartier, comme les appelle la nouvelle libraire, de tous âges, de tous horizons.
Fée pédagogue
Mais comment se convertit-on en libraire, sans formation? Grâce à l’intervention d’une fée pédagogue, en la personne de Valérie Meylan, figure du métier, ancienne libraire à Repères et merveilles, qui a transmis le flambeau. «Je continue d’apprendre», précise Catherine Kohler. Avec les beaux jours, quelques tables de café vont surgir devant la librairie.
Les étagères dédiées à la littérature, aux arts visuels et à la littérature jeunesse, les trois piliers de l’offre du Bostryche, vont encore s’étoffer. Les essais vont aussi occuper plus de place. Tandis que nous sommes là, plusieurs clients entrent, la libraire renseigne, passant d’une langue à l’autre: «Sans que j’aie eu besoin de le dire explicitement, cette librairie est une réponse en acte aux crispations identitaires auxquelles on assiste en Europe et au-delà. Les langues sont des ponts vers l’autre», glisse Catherine Kohler.
Profil
21 mars 1976 Naissance à Porrentruy.
2000-2002 Etudes d’histoire de l’art à Berlin.
2006-2015 Codirige les Journées photographiques de Bienne.
30 novembre 2018 Ouverture à Bienne de la librairie Bostryche.
Nos portraits: pendant quelques mois, les portraits du «Temps» sont consacrés aux personnalités qui seront distinguées lors de l’édition 2019 du Forum des 100. Rendez-vous le 9 mai 2019.