La dessinatrice française est invitée ce week-end par le festival BDFIL, qui s’est ouvert ce matin à Lausanne. Une exposition lui est consacrée, et elle rencontrera le public samedi après-midi, avant de participer à un «duel graphique» avec son ami Blutch. «La Légèreté», paru ce printemps chez Dargaud, est un livre émouvant, drôle, sensible, profond. Un miracle de légèreté lourde de sens. Quand elle s’y lance, elle ne sait plus dessiner, la main tremble, la tête est vide. Dans les premières pages, après avoir entendu les rafales de mitraillettes dont elle tente de se persuader qu’elles sont tirées en l’air, elle court, minuscule silhouette, à travers les immenses salles d’un musée vide («la beauté a déserté les cimaises») et se fond dans le seul tableau qui reste, «Le Cri» d’Edvard Munch: «C’est le cri que je n’ai pas pu pousser, le début d’un long silence intérieur qui a duré un an. Et ce qui me permettra de retrouver la parole, c’est le dessin.»
Renaissance romaine
Elle a perdu la mémoire. Plus rien n’a de sens ni d’intérêt pour elle. A quoi bon? Même Marcel Proust glisse sur elle sans éveiller la moindre réaction, lui qu’elle considère comme son «auxiliaire de vie», qui fait réagir son épiderme, sa tête et son cœur «car être lecteur de Proust, c’est être lecteur de soi, du plus profond de soi»… Mais elle a l’intuition que c’est la confrontation avec la beauté, celle de l’art et celle de la nature, qui la sauvera. Elle sent le besoin impérieux de se rendre à Rome, la ville de la beauté éternelle, et elle y est hébergée à la Villa Médicis. Ce sera le point de départ de son retour à la vie. Mais pas sans peine. Dans les jardins de la villa elle voit, dans le groupe de statues des Niobides transpercés de flèches par Apollon, ses amis morts ou blessés dans la salle de rédaction qu’elle n’a pas vus, mais imaginés. Dans les marbres mutilés par le temps, elle regarde des victimes des terroristes. Dans le noir et la lumière du Caravage, elle se souvient qu’il a été un assassin. Et elle réalise pour la première fois à quel point l’art est imprégné de violence, de massacres, de décapitations qui la renvoie à ce présent sanglant…
Dans sa vie d’avant, car il restera toujours un avant et un après, Catherine Meurisse aimait déjà côtoyer les arts et la littérature, et les grands noms qui en ont été les fleurons. Elle les fréquente avec une familiarité époustouflante, comme s’ils étaient de vieux copains. Son premier livre, repris de son travail de fin d’études aux Arts déco, dont elle sort major de sa promotion, est publié à Genève, en coédition chez Quiquandquoi et Drozophile. Elle imbrique écriture à la main et illustrations, comme un manuscrit annoté, pour revisiter la «Causerie sur Eugène Delacroix» d’Alexandre Dumas, et la verve de l’une et de l’autre font merveille. Elle nous ravira aussi avec les délicieux «Mes Hommes de lettres» ou «Le Pont des arts», tous deux chez Sarbacane, ce dernier reprenant ce que les écrivains ont dit des peintres. Cette intimité érudite et complice avec tous ces noms inscrits aux programmes scolaires ferait d’elle une excellente enseignante, non? Elle éclate de rire: «Non, non! Ce n’est pas de l’érudition, plutôt des connaissances de passionnée. Mais dans le courrier que j’ai reçu après la sortie de «La Légèreté», beaucoup de lecteurs m’ont écrit que je leur avais donné envie de lire Proust, ça, c’est génial!»
Dessin plus posé
Pourtant, cette fille d’un père ingénieur et d’une mère au foyer, qui a grandi dans la campagne du Poitou, ne s’est pas frotté dès la petite enfance à un milieu artistique ou littéraire qui aurait pu expliquer ce commerce si naturel avec les plus grands, si vivants autour d’elle. Mais on lit dans la famille, elle a des livres sous les yeux, et le grenier de sa grand-mère regorge de reliures anciennes, de gravures, d’illustrations, de reliques de l’Empire aux années 1930, qu’elle feuillette, qu’elle hume, qu’elle contemple et qui mettent en branle son imagination. Et tous les ans, ses parents l’emmenaient à Paris pour visiter les musées, pour sa plus grande joie; c’est peut-être là que tout a commencé. «J’aime bien être en bonne compagnie, sourit-elle, pourquoi se priver de ces grands auteurs qui nous tiennent en éveil? Fréquenter ces artistes me donne un supplément de vie, même si je n’en avais pas besoin, je ne me suis jamais ennuyée dans ma campagne, entre les livres et la nature.» Pendant ses études, lettres, Ecole Estienne, Arts déco, elle a même travaillé comme gardienne de musée, au Louvre notamment. «Miraculeux! J’y ai beaucoup rêvé, face aux peintres, l’œil s’habitue…»
Si elle a renoncé au dessin d’actualité, Catherine Meurisse a tout de même livré «Little Charlie» au Monde, un an après l’attentat, une grande page parodiant «Little Nemo» et ses cauchemars. Mais surtout, elle remet en chantier le livre qu’elle avait entrepris avant le drame, sur son enfance. Pas vraiment une autobiographie, il devrait être plus axé sur la campagne, «le paysage, la ruralité», que sur sa famille ou elle-même. Mais là aussi, il y a un avant et un après: «Tout est à refaire, l’état d’esprit dans lequel j’étais me paraît bien loin. En tout cas, j’ai envie de passer à un dessin plus posé, plus fourni.»
Un livre sur le désir
En attendant, le mois prochain, un nouveau livre de Catherine Meurisse sort chez Dargaud, dans un tout autre registre. Quoique… «Scènes de la vie hormonale» est une chronique d’humour dans le style énergique et rapide d’une bande dessinée de presse, évoquant de façon directe, sans ambages, la libido, les amours et les frustrations, les joies et les galères de sa génération. Elle s’inspire de ce qu’elle entend autour d’elle, ou des pensées qui la traversent, en les caricaturant à outrance, délibérément. Après sa collaboration au «numéro des survivants» et le rejet de son travail sur l’actualité, cette chronique est sa dernière collaboration à Charlie Hebdo.
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«Après le 7 janvier, je ne pouvais plus être timide, il fallait vivre et c’est tout. Il y avait une urgence à dire les choses, à montrer, dessiner des corps amoureux, sexués, qui s’engueulent ou qui s’aiment, vivants quoi! C’est Eros après Thanatos… Autant «La Légèreté» racontait comment retrouver le désir de créer à nouveau, ce livre raconte le désir tout court, le désir des corps, la confusion des sentiments, les intermittences du cœur. Pour moi, ces deux albums sont indissociables.» Et pas question de cesser de sourire ni de rire: «C’est un réflexe de survie. Si nous avions perdu notre humour, nous serions vraiment morts.» Catherine est vivante, et elle rit.
BDFIL, Lausanne, du 15 au 19 septembre. Exposition «Catherine Meurisse – La légèreté» à l’Espace Romandie. www.bdfil.ch