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Celui qu’on appelle «le miséricordieux»

Dans «Monarques», le Genevois Philippe Rahmy, l’«Arabe aux os de verre», dialogue à travers le temps avec le Juif Herschel Grynszpan, celui qui provoquera, en 1938, la nuit de Cristal

Philippe Rahmy en résidence à la Fondation Jan Michalski à Montricher cet été. — © JEAN-CHRISTOPHE BOTT / Keystone
Philippe Rahmy en résidence à la Fondation Jan Michalski à Montricher cet été. — © JEAN-CHRISTOPHE BOTT / Keystone

Nous sommes dans la campagne vaudoise, près de Nyon, entre le lac et le pied du Jura. L’écrivain invente le nom du lieu, Veysens-Bogis, mais c’est pour être plus libre de retracer une histoire réelle, la sienne, entre Roswitha, une mère luthérienne, et Adly, un père qui pratique un islam tolérant. La famille fait jaser. Surtout parce que le fils, Philippe, «le gamin aux os de verre», souffre d’une maladie congénitale incurable, l’ostéogenèse imparfaite, qui rend ses os fragiles et le contraint à de fréquentes hospitalisations. L’enfant doit garder le lit pendant de longues périodes: des heures durant, il regarde le plafond craquelé de sa chambre, et il apprend à voyager «par l’imagination». Monarques revient sur cette enfance, mais pas seulement.

En 1983, à 17 ans, Philippe Rahmy reçoit sa carte d’étudiant au Louvres, à Paris. Il veut devenir égyptologue, renouer avec le pays où son père a vu le jour. Terrible hasard, c’est l’année où son père agonise dans la ferme familiale. Son visage creusé comme celui d’un saint du Greco, son corps qui paraît trop long, et qu’on n’arrivera pas à descendre sur une civière, par l’escalier de la ferme. L’auteur revient sur l’histoire de son père et sur la génération qui l’a précédé: Ali Rahmy, le grand-père venu acheter en Suisse vaches laitières et machines à coudre Bernina, pour les ramener en Egypte. Et qui y rencontrera celle qui allait devenir sa femme.

Cinq coups de revolver

Pourtant, ce récit familial, fait de fréquentes fissures, ne constitue pas non plus le noyau de Monarques. Le point d’attraction qui aimante et ordonne discrètement tout le livre, c’est un événement historique qui n’a, a priori, aucun rapport avec Philippe Rahmy. Lui, l’écrivain suisse d’origine égyptienne ‒ mais ne parlant pas l’arabe ‒ se passionne pour l’histoire du jeune Hirsch Feivel Grynszpan, appelé Herschel. En 1938, cet adolescent juif de 17 ans, de nationalité polonaise, tire cinq coups de révolver et tue un secrétaire d’ambassade allemand à Paris. Hitler profite de ce fait divers pour déclencher un vaste mouvement de répression contre les Juifs. La nuit de Cristal a lieu en Allemagne trois jours plus tard, la nuit du 9 au 10 novembre 1938. Assassinats, destructions, saccages… C’est le pogrom qui préfigure la Shoah.

«Si j’avais été toi, le Juif polonais, si tu étais né Arabe de cristal», imagine Philippe Rahmy. L’une des vertus du roman, c’est de pouvoir se mettre à la place d’autrui. Plusieurs hasards l’ont fait rejoindre par la pensée celui qu’il considère comme un «frère» et créer, dans ces pages, des échos entre leurs destins. Nous sommes en 1983, à Paris. L’écrivain lit un nom, sur le camion d’une entreprise de déménagement, «HERSCHEL». Et un article dans Le Parisien, le même jour, retraçant le destin d’Herschel Grynszpan. «Certains hasards ont valeur de vérité.»

Enquête en Israël

L’auteur multipliera les voyages pour enquêter, notamment à Tel-Aviv, «la ville dont Herschel a tant rêvé, sans jamais l’atteindre». Puis, ce qui était un amas de notes, dans des carnets, mêlées à ses propres souvenirs, il leur donne vie d’une manière étonnement souple, naturelle, dans un livre homogène. Le texte mêle les genres, récit de voyage, roman, réflexion… L’histoire des grands-parents, en Egypte, ressemble à un conte arabe. A la fin, l’alliage est parfait, résistant, tranchant. Et plein de compassion pourtant.

Le véritable sujet du livre, ce sont les fissures entre les peuples. Cette histoire, l’auteur semble l’avoir vécue dans sa chair, lui qui a passé son enfance à se briser les os. Ses premiers recueils poétiques, parus chez Cheyne Editeur, en 2006 et 2007, étaient centrés autour de ce thème. Partant de ce corps douloureux et fragile, l’auteur posait et façonnait son regard. Tout ce qu’il considérera ensuite sera enrichi par ce point de vue unique. Lui dont le corps avait été «armé» de tiges de fer, pour le consolider, signait en 2014 Béton armé, son premier livre à La Table Ronde, le portrait saisissant des villes chinoises en pleine expansion. Puis ce fut la publication d’un premier roman, le vénéneux Allegra, l’an passé, l’histoire d’un «musulman fragmenté», miné par le déni, dans la City de Londres. Comme un double négatif de l’auteur.

Rahmy, en arabe, signifie «le miséricordieux»

Avec Monarques, Philippe Rahmy élargit encore son territoire d’écriture. «Je glisse d’une réalité à l’autre, de l’écriture vers l’affirmation muette du quotidien, et je reviens de ce silence au mystère du langage.» Rahmy, en arabe, signifie «le miséricordieux». C’est à cela qu’il nous invite. A la miséricorde et à la pitié. A saisir ce qu’il y a de «souterrain et d’éternel» sous l’Histoire, cette communauté de destin d’une humanité brisée de mille fractures, à travers le temps et l’espace. «Voilà ce qu’il m’est donné de faire, traduire le silence qui survit à la disparition des corps.»

Il le fait avec grâce et élégance, sans poncifs ni bons sentiments. Il est parfois pessimiste, mais jamais pesant. C’est son écriture poétique qui parvient à réunir l’épars et à lui donner sens. Le titre qu’il a choisi, Monarques, fait référence aux papillons diurnes qui migrent, en essaim d’un million d’individus, traversant la Méditerranée, les Pyrénées, les Alpes. Le monarque des Aurès, en particulier, devient sous la plume de Rahmy une métaphore de l’écriture. Un papillon beau comme un «rêve éveillé», qui produit un éclair, un flash, lorsqu’on le regarde voler dans le désert algérien, et dont «la vision console de toute tristesse». Les livres de Philippe Rahmy ont la même vertu.

Philippe Rahmy, «Monarques», La Table Ronde, 198 p. Parution le 31 août.