Cet été, je lis «Le Guépard»
Classiques du XXe siècle (4)
Giuseppe Tomasi di Lampedusa est mort juste après avoir écrit son unique roman, sans savoir s’il serait publié. «Le Guépard» (1958) est considéré comme l’un des plus grands chefs-d'œuvre du XXe siècle

«Comment? Vous n’avez pas lu Le Guépard ? Quelle chance, vous avez un monde merveilleux à découvrir!» Manuela Bertone, professeure de littérature italienne à Nice, a l’art d’exciter la curiosité de ses plus jeunes étudiants. Et elle a tout à fait raison. Mieux vaut, de surcroît, ne pas avoir vu avant le film de Visconti, afin que le terrain soit tout à fait vierge. Moteur: nous sommes en 1860, dans le fastueux salon de la demeure des Salina à Palerme. Le prince Don Fabrizio, son épouse Stella et leurs enfants sont loin, très loin des troubles qui bouleversent toute la Péninsule et qui s’apprêtent à renverser le vieil ordre aristocratique de la Sicile. On n’assistera à aucune bataille sanglante, mais à une série de reculades du prince face à la nouvelle élite italienne. Le voilà ainsi mené en bateau par son neveu Tancredi, prêt à tout pour mener à bien ses ambitions. L’orage couve sans cesse dans ce roman d’apparence classique, un orage politique et surtout humain, absolument bouleversant. La parole à Manuela Bertone.
Samedi Culturel: Si vous deviez définir les bonheurs de lecture du Guépard, quels seraient-ils?
Manuela Bertone: C’est un roman dans lequel on ne s’ennuie jamais. On est plongé dans un jeu de regards: celui du narrateur, à la fois ironique et tendre, sur une famille aristocratique en déclin, et celui du personnage principal, le prince Salina, complètement dépassé par la révolution garibaldienne. Il arrive que ces deux regards se contredisent et malgré cela le récit est harmonieux, fluide. Il y a aussi le foisonnement des couleurs et des perceptions. Et la violence du paysage: lorsque la famille Salina voyage vers sa résidence d’été de Donnafugata, on ressent l’oppression, la chaleur, l’épuisement d’un trajet interminable dans la Sicile de l’intérieur, désertique et aride.
Quelle est selon vous la plus grande réussite de ce livre?
C’est un livre raffiné, mais qui peut toucher tout le monde. Il parle à l’amateur de poésie, au jeune de 15 ans, à l’homme mûr. Je crois que Le Guépard est un chef-d’œuvre parce qu’il se prête à de multiples niveaux de lecture, à différents âges de la vie. Quand je l’ai lu pour la première fois à l’école, on l’étudiait en tant que regard critique sur le Risorgimento. En vieillissant, on apprécie plutôt les méditations du prince Salina sur le temps, la mort et l’éternité.
Comment décririez-vous le prince Salina?
Il est en décalage avec son époque, et porte un regard sans complaisance sur l’ère nouvelle. Salina est plein de défauts, mais il n’est ni profiteur ni opportuniste. Parfois on lui attribue à tort cette citation: «Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change.» Or c’est bien son neveu, Le cynique Tancredi, qui la prononce! La vision du prince tient plutôt dans cette phrase désabusée: «Nous fûmes les guépards, les lions; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes.» Son monde a été détruit, et il ne sait pas comment se situer dans le nouveau qui naît. Alors il choisit le retrait, le désengagement, l’astronomie.
Comment le roman a-t-il été reçu à sa parution?
Le livre est sorti en 1958 et a été un succès immédiat. L’année suivante il a reçu le Prix Strega, l’équivalent du Goncourt. On a dépassé depuis longtemps le million d’exemplaires en Italie. A l’étranger, il a été traduit en 20 langues. Pourtant, de son vivant, Lampedusa avait essuyé le refus de deux grands éditeurs. On doit la parution du Guépard chez Feltrinelli à un lecteur-éditeur d’exception, Giorgio Bassani, futur auteur d’un chef-d’œuvre, Le Jardin des Finzi-Contini.
La critique a-t-elle été unanime?
Les intellectuels de l’époque étaient perplexes face à ce roman inclassable. On vivait à l’époque les derniers feux du néoréalisme. Certains ont applaudi à cette interprétation atypique de l’histoire et du passage des générations. D’autres y ont vu le regard nostalgique et réactionnaire d’un aristocrate qui a perdu ses privilèges. Ce qui est tout à fait faux bien sûr.
Le film de Visconti a-t-il contribué au succès du livre?
Oui, ce grand film sorti en 1963 a relancé l’intérêt pour le roman, tout en le fixant sur un support visuel – apport précieux de nos jours, je le constate avec mes étudiants! Le film n’est pas toujours fidèle au livre: par exemple, Visconti met l’accent sur l’épopée glorieuse de la jeune nation italienne, contredisant le livre, où la révolution est dépeinte comme un jeu d’opportunités et de profits. Cela dit, le roman ne glorifie pas non plus l’ancien régime. Songeons au roi des Deux-Siciles, qui est décrit comme un plouc lors de sa rencontre avec son sujet, le très raffiné prince Salina.
Ce roman est-il autobiographique?
Oui et non. Je trouve ce terme trop restrictif. C’est vrai qu’il y a dans Le Guépard des composantes de la vie de Lampedusa: on dit souvent qu’il a dépeint ses ancêtres. Le fait que le prince de Lampedusa soit mort avant la publication de son roman a conduit à la comparaison hâtive avec le prince Salina, son personnage. Mais globalement c’est une œuvre qui dépasse le cadre autobiographique.
Quels ont été ses modèles littéraires?
Des auteurs tels que Joyce,Proust, Virginia Woolf… Il n’avait pas l’intention d’écrire un roman réaliste, à la façon du XIXe siècle. C’est un écrivain résolument moderne, qui réfléchit au temps, à l’intériorité, à la conscience. Il n’a pas eu de continuateurs mais on retrouve son regard sur la Sicile chez Consolo, Camilleri, Sciascia. D’ailleurs, ironiquement, Leonardo Sciascia avait d’abord critiqué le livre à sa sortie, disant que cette vision désenchantée de la Sicile était «une impasse». Dix ans plus tard, il écrivait: «C’était le prince de Lampedusa qui avait raison, et nous qui avions tort.» Sciascia a bien perçu l’ironie, le désenchantement et la lucidité de son compatriote.
Pourquoi lire «Le Guépard» aujourd’hui?
Parce qu’on peut y puiser des réflexions à tous les niveaux. Sur l’histoire et la politique italiennes, sur l’histoire et la politique en général. Mais c’est aussi un livre qui pose de grandes questions: faut-il se battre pour un idéal, est-ce que la vérité existe, quel est le sens de notre passage sur terre?