Claude-Eric Hippenmeyer, l’auteur de polars qui aime prendre l’air du large
Portrait
Il fréquente les mégapoles du monde pour s’y sentir seul au milieu de millions d’individus. Comme quand il enseignait, «solitaire» face à ses classes chaux-de-fonnières

Autour de la taille du cadavre pêché dans les eaux noires du port du Havre, une ceinture. Elle regorge de dollars et nous enferme dans l’énigme du premier roman publié par Claude-Eric Hippenmeyer, en 2016. Trois autres suivront, dont le dernier, L’Homme de dos (Ed. Mon Village), est sorti cette année. Un récit attend l’automne pour paraître sur l’enfance asiatique d’Edgar Tripet, ancien directeur du Lycée Blaise-Cendrars, à La Chaux-de-Fonds, et prédécesseur, à ce poste, du romancier.
L’écriture de ces enquêtes policières, toujours conduites par un nommé Cartier, n’est-ce qu’une manie de retraité féru de voyages? Au hasard de rebondissements rocambolesques, l’auteur promène ses lecteurs aux quatre coins du monde: Marseille, Hambourg, Beyrouth, Shanghai, la baie d’Halong à Hanoï, Sucre en Bolivie et Valparaiso au Chili.
Volé, puis rançonné
Au moins, Claude-Eric Hippenmeyer parle de ce qu’il connaît. Depuis qu’il s’est libéré des engagements associatifs qu’il avait pris à sa retraite, il a connu toutes ces destinations, faisant trois ou quatre fois le tour du monde. Il a voyagé parfois avec son épouse, mais souvent seul, à bord de cargos soumis aux aléas de la mer et mouillant dans des ports qui n’avaient rien de la tranquillité chaux-de-fonnière. Une fois, dans une ville, on l’a volé, et rançonné dans une autre. Il n’a pas un physique de baroudeur. Il est de taille moyenne, plutôt mince, à peine timide et en tout cas retenu. «Mais je n’ai pas peur de voyager. De nature prudente, je me suis aguerri. J’ai enseigné une année dans l’Afrique profonde: ce fut une vraie totémisation!»
Pourquoi tous ces voyages? «Ma curiosité date de mon enfance. Gamin, je voulais toujours aller voir comment c’était au-delà du tournant du sentier, derrière les murs. Plus tard je suis resté curieux. C’est une qualité. Même si sa face noire est l’impatience.» La solitude? Il s’y est habitué tout gosse, ayant été presque fils unique vu l’âge de ses aînés. Comme enseignant, il a appris ce qu’était la solitude face à la classe et, une fois directeur du lycée, quand il devait préparer un discours important, «je partais seul à Paris, je me promenais dans les rues, je m’asseyais sur un banc, et je pouvais écrire». Aujourd’hui, même si les mégapoles lui font horreur par leur démesure, leur pollution et leur surpopulation, il y trouve, malgré ou à cause de la foule, la solitude qui lui permet de se concentrer.
Et d’écrire ses polars, donc. En y glissant, entre les incontournables du genre comme le vrai salaud, la femme fatale ou le faux cadavre, quelques fortes convictions philosophiques.
«Pas mon truc»
«Lors de mes études gymnasiales, lire Sartre ou Heidegger, ce n’était pas mon truc», avoue Claude-Eric Hippenmeyer. «Ni la rédaction française, d’ailleurs. Un prof de langues m’a fait redoubler parce que je ne parvenais pas à me hisser où il le voulait. C’est grâce à son successeur, venu me chercher là où j’étais, que j’ai pu progresser.» Plus tard à l’Université de Neuchâtel, à côté de sa formation de mathématicien, il a suivi des séminaires à la Faculté de théologie. Le psychanalyste et théologien Thierry de Saussure l’a ouvert à un courant de pensée qui lui correspondait et ne le quitta plus.
Dès 15 ans, il a beaucoup lu Edgar Morin, chez qui la pensée dialogique est préférée à la dialectique. On est ici au cœur d’une conviction humaine, philosophique, exprimée dans tous les romans de l’auteur. Deux thèses opposées, pense-t-il, peuvent cohabiter plutôt que de se combattre jusqu’à la victoire de l’une sur l’autre. C’est Héraclite («bien et mal sont un»), de préférence à Platon et à sa recherche du vrai. C’est Pascal («La source de toute hérésie est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées») que rejoint, dans le domaine scientifique, Niels Bohr, fondateur de la physique quantique («Les vérités profondes sont des propositions dont le contraire contient aussi une vérité profonde»).
Je n’ai pas peur de voyager. De nature prudente, je me suis aguerri. J’ai enseigné une année dans l’Afrique profonde: ce fut une vraie totémisation!
Claude-Eric Hippenmeyer est tout entier dans ces propos. Il se souvient de ses élèves: «J’en ai vu, des adolescents chez qui cohabitaient des vérités ambiguës, adeptes de grandes déclarations dans un sens le matin et tournés dans un tout autre sens l’après-midi. Un jour surgit une circonstance particulière, inattendue, et ils penchent d’un côté ou d’un autre. N’était-ce pas cependant toujours les mêmes élèves?»
Ambivalence
De nombreux personnages centraux de ses romans ont cette ambivalence, cette «compromission». Souvent pleins d’idéalisme social dans leur jeunesse, ils sont confrontés à de dures réalités en général injustes et, faute de pouvoir les combattre, ils en prennent leur parti, voire en tirent même des bénéfices illégaux. Le policier s’interroge: «Cette Emma, par exemple, était-elle une canaille? […] Ou une victime? Ou (les deux) à la fois? Fallait-il la condamner? Ou la plaindre?» Claude-Eric Hippenmeyer ne juge pas. Et son héros, Cartier, parfois, n’a pas passé de menottes.
Ce policier, bientôt à la retraite ou ayant même dépassé l’âge limite, selon les romans, reflète bien sûr d’autres préoccupations ou considérations de l’auteur. Sur la vieillesse et la mort, forcément, sur la disparition de ses rêves de 20 ans… Allez: sur les femmes! Cartier: «Le secours ultime, le dernier filament de vie, on va toujours le chercher chez une femme.» Le flic avait-il lu La Promesse de l’aube de Romain Gary? Et cette terrible phrase: «Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours.»
Profil
1942 Naissance à La Chaux-de-Fonds.
1993 Nomination au poste de directeur du Lycée Blaise-Cendrars dans sa ville natale.
2005 Retraite professionnelle et début de nombreux grands voyages.
2016 Publication de «La Ceinture de dollars», écrit lors d’un tour du monde en cargo, puis de «L’Inconnue» en 2017 et du «Calliope, cargo» l’année suivante (tous aux Ed. G d’Encre).
2020 Publication de «L'Homme de dos» (Ed. Mon Village) et publication attendue d’«Une Enfance à Shanghai», récit sur les jeunes années du professeur Edgar Tripet.
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