Avec Claudie Hunzinger, au milieu des grands cerfs
Livres
Depuis un balcon rocheux, au cœur de la forêt vosgienne, l’écrivaine et plasticienne envoie des signaux poétiques qui questionnent nos rapports aux animaux et aux plantes

Les livres de Claudie Hunzinger sont des tentatives d’élargissement. De soi, du monde. Des exercices de respiration poétique qui font, par instants, abaisser les frontières: humains, animaux, femme, homme, jour, nuit. Depuis les années 1960, elle fait œuvre de la montagne, des plantes, des mots, découvrant des alphabets dans les prêles comme d’autres lisent les étoiles, brassant les feuilles d’érable pour mettre à nu des graphies insoupçonnées, malaxant sa vie au vert, son ensauvagement, son duo avec Francis, compagnon de toujours, en matière romanesque, organique, qui croît à son rythme, tel un arbre.
Ecrivaine et plasticienne, elle vit à Bambois, dans le massif des Vosges et de ce havre façonné au fil des ans elle a fait un atelier d’artiste, un territoire d’exploration d’une autre vie possible, et un motif littéraire récurrent. Francis, elle-même, le corps de ferme où ils ont, un temps, élevé des moutons, tissé la laine et créé des tapisseries exposées loin à la ronde, mènent ainsi, d’année en année, une vie parallèle de personnages de roman. Le dernier sera en librairie le 5 septembre.
Presque une voisine
Il y avait l’ampleur du titre, Les Grands Cerfs, comme un appel silencieux; le roman lui-même, tressé de musc, de résine, d’apparitions et tendu, comme un point d’interrogation, au-dessus de l’abîme. Le fait aussi que Claudie Hunzinger se trouve à un saut de puce ou presque de Bâle, presque une voisine en somme, avait fait germer l’idée d’aller la rencontrer, chez elle. «Je viendrai vous chercher à la gare de Colmar et nous irons là-haut en voiture», nous avait-elle dit au téléphone, et ce programme tout simple avait pris, à sa façon de l’énoncer, à sa voix un peu chuchotée, un air de fête. Et nous avions dit oui, nous irons là-haut, sachant par avance qu’il y aurait cette sensation, ce vertige puissant d’y avoir déjà été, par la lecture de ses livres.
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Claudie Hunzinger diffuse une énergie constante, douce, qui met immédiatement en mouvement. Sur le quai de la gare, ses yeux, ses mains parlent la langue des oiseaux et des abeilles. Nous voilà donc en voiture comme au début du roman. Les cerfs habitent le livre comme ils hantent Bambois. Pamina, la narratrice, roule de nuit «quand soudain, dans mes phares, un tonnerre de beauté a traversé le chemin d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit». La vision de ce «bolide extraterrestre» sonne comme un signal. Pamina a reconnu le cerf, il s’agit de Wow, dont lui a souvent parlé Léo, le jeune photographe animalier qui a construit un affût en bordure de leur terrain. Elle sait dès lors qu’elle entrera à son tour dans la cabane. «Il faut que j’y aille, que je les connaisse mieux, autrement que juste aperçus, autrement que dans mes vagues désirs. Il faut que je les connaisse en réalité.»
Pins sylvestres
L’arrivée à Bambois (appelé Hautes-Huttes dans le livre) fait écarquiller les yeux. Grands pins sylvestres, rouges profonds, graphiques, sur la droite. Un étang, dans des fougères drues et des myrtilles. Un pré qui dévale en forte pente. La vue qui cavalcade, loin, jusqu’à la Forêt-Noire, tout là-bas, par temps clair. La forêt à l’arrière. Le bruit de l’eau, à l’abreuvoir, juste devant la ferme. Cette source, on l’a déjà entendue, goûtée presque, dans Bambois, récit fondateur, grand succès des années 1970, chronique émerveillée de leur arrivée dans cet éden alors qu’ils étaient étudiants, Claudie et Francis, alors Mélu et Pagel.
L’eau coule aussi dans La Survivance, écrit presque quarante ans plus tard. Le couple est devenu Jenny et Sils. Libraires d’occasion, ils doivent fermer boutique, rattrapés par l’époque qui fait un sort aux livres. A la rue avec leurs milliers de volumes, un âne, Avanie, et une chienne, Betty, le vieux couple prend le chemin de la métairie au toit crevé où ils ont vécu quelques mois, à 20 ans. Comme les chœurs antiques, Sils commente, tantôt bougon, tantôt persifleur, l’épopée de ce retour en arrière voulu comme un pied de nez à l’avenir. La Survivance est un éloge somptueux et bouleversant à la lecture qui sauve, aux livres qui font vivre, «en réalité». Des extraits de Bambois se glissent dans La Survivance, comme des rappels du cycle des vies et de leur recommencement.
Pages d’herbes
«Sur le moment, on ne se rend pas compte combien l’époque nous façonne.» Claudie Hunzinger a déposé du salé et du sucré sur la grande table où se tient aussi l’ordinateur. Au fond, le début d’un mur-bibliothèque. Les livres sont partout. Des «pages d’herbes» sont accrochées aussi, de-ci de-là, où les fibres du tilleul, les feuilles du muguet transmettent des signes, parlent du cœur de la terre. Repérées par la regrettée Rosmarie Lippuner, ces pages ont souvent pris le chemin du Musée des arts décoratifs de Lausanne.
En 1973, à la parution de Bambois, Claudie et Francis ont connu le défilé des journalistes et des curieux, qui grimpaient jusque-là pour les regarder vivre. Mais leur retour à la nature était aussi moqué de façon cinglante par la gauche, par Charlie Hebdo qui raillait leur fuite les traitant de Marie-Antoinette dans son jardin de Trianon, même si ça ne collait pas vraiment avec leur masure sans eau ni électricité: «L’engagement politique n’était pas encore lié à la nature. Société et nature étaient perçues comme deux mondes disjoints. Aujourd’hui, on ne les oppose plus. On s’est aperçu qu’il faut les gérer ensemble», constate l’écrivaine. Dans Les Grands Cerfs, Pamina se souvient d’un amant maoïste consterné quand elle lui parlait des renards et des lièvres comme de sa «famille secrète». Pour lui, «d’un côté, il y avait les humains et leur noble parti; de l’autre, la nature et sa régression».
Jusqu’à l’absurde
Aller au-devant des cerfs, c’est aussi aller au-devant des chasseurs et des gardes forestiers. C’est confronter les partis, jusqu’à l’absurde: les cerfs détruisent les arbres au moment où ils frottent le velours de leurs ramures. Alors, arbres ou cerfs, qui choisir? L’Office national des forêts a choisi: pour maintenir la forêt, il faut abattre les cerfs. Jusqu’où? L’éden n’existe pas.
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«Quand j’ai refermé la porte, je me suis retrouvée dans une boîte sombre avec la bizarre impression de m’être introduite dans mon crâne pour m’y asseoir, de n’être que mon regard tapi derrière les yeux»: Pamina monte à l’affût, fenêtre sur le monde, œil de l’écrivain. Le recul des mots permet de toucher le réel. D’être «en réalité». Et les cerfs surgissent, parfois. «L’aube est venue sur le pré resté vide. Je les ai vus sur un vallon plus loin, sur le chemin du retour, au soleil. Ils étaient douze qui défilaient.» Puis, beaucoup plus loin: «C’est alors que cinq cerfs sont sortis dans la brume, comme en lévitation, ils flottaient, ils s’avançaient vers nous sur une seule ligne et d’un seul mouvement très lent et très doux, et leurs cinq corps étaient couronnés d’une seule forêt en marche qui s’abaissait, se relevait, s’abaissait, tandis que leurs cinq mufles broutaient sans bruit.» Puis, bien des pages plus loin, «à la nuit, quatre silhouettes ont traversé le pré bleu indigo en diagonale».
Mais pour l’auteure-personnage, ce qui compte, plus que le résultat, c’est le processus: «Car ce rituel, je le devinais, n’était pas tant fait pour contempler un cerf que pour m’extraire de moi-même. C’était ça, le but. Le but et le délice. Le délice de ne pas me sentir assignée à résidence dans le genre humain, mais de m’en affranchir pour m’élargir, m’augmenter dans une sorte de bond vers la nuit.»
Se faire un thé
Francis surgit d’un escalier de bois. Il s’arrête. «Vous êtes en plein travail?» Encouragé par nous à poursuivre, il monte se faire un thé. Il est 14h, il commence peut-être sa journée. On sait que ses nuits se passent dans les livres. Claudie est du matin. Du coup, ils vivent chacun dans une aile de la maison, pôles intensément communicants mais indépendants. Dans le livre, Francis (Nils) enseigne, «tel un vieux cerf», à des étudiants en art venus en stage à Bambois, son art des pigments, malachite, cinabre, une vie de recherches sur les traces de Grünewald, maître de la Renaissance.
Babou le chien nous regarde d’un air interrogateur. Puis quand il comprend que l’on sort visiter le potager, il s’élance dans l’escalier, pour ouvrir la voie, lançant des regards par-dessus son épaule d’où perce une joyeuse fierté de propriétaire. On le suit. Où est Claudie? La maison s’étend sur plusieurs niveaux, les recoins sont nombreux, les portes ouvrent sur des pans insoupçonnés. A quelle page étions-nous? Quelle année? Une fois dehors, on se dit que l’on verra peut-être un cerf.
Claudie Hunzinger - «Les Grands Cerfs» - Grasset, 192 pages