Un livre qui ressemble à un tableau de Paul Klee. Giovanni Orelli ne dit pas que tel était son projet en composant Le Rêve de Walacek, mais ce roman étonnant évoque certains procédés de l’abstraction. A partir de deux éléments principaux – le souvenir de la victoire en 1938 de l’équipe de Suisse contre celle de l’Allemagne nazie et un tableau de Paul Klee qui a pour support une page sportive relatant la finale de la Coupe de Suisse –, Giovanni Orelli bâtit un livre digressif où de multiples personnages historiques ou non, discutent entre eux de l’histoire suisse, du destin des opprimés du nazisme, de foot, de la pluie et du beau temps. Le lien entre Klee et l’exploit suisse est Génia Walacek, joueur du Servette qui marqua contre l’Allemagne et que Klee barra d’un «O» dans son tableau. Est-on dans un stade de foot? Une auberge de montagne? Dans un train entre Berne et Genève? Le lieu d’où l’on parle est incertain et il faut s’accrocher pour suivre l’auteur. Mais son humour et son érudition composent un dédale attachant où le lecteur s’égare avec plaisir.

Samedi Culturel: Dans quel contexte a été écrit «Le Rêve de Walacek» qui paraît en 1991? Annetta Ganzoni: C’est une période d’interrogations sur le rôle historique de la Suisse. Certains intellectuels ont décidé de boycotter les festivités du 700e anniversaire de la Confédération et se demandent ce qu’il y a à fêter. Ces questions taraudent aussi Giovanni Orelli: qu’est-ce que la Suisse, quelle a été son attitude pendant la guerre, en période de crise, face aux réfugiés? Orelli ne boycotte pas le 700e, mais il publie ce livre critique, oui mais aussi divertissant, grâce à son ironie et à ses imprévus. L’auteur dit que Le Rêve de Walacek est son livre le plus joueur.

Quelle est la genèse du livre?

Au dos d’une facture d’hôtel datée du 21 février 1989, on découvre les toutes premières notes qui mèneront au livre: «19 avril 38/encre noire pâteuse/sur papier journal imprimé/», puis des informations sur le journal, le match, l’équipe. Walacek a donc été composé en très peu de temps. On voit dans ses notes qu’Orelli fonctionne par associations d’idées qui partent du «O» de Paul Klee, qui barre le nom de Walacek sur la page de la National Zeitung où est relatée la finale de la Coupe de Suisse de football en 1938 et autour de laquelle tourne tout le récit.

Vous avez compulsé l’avant-texte du roman, qu’est-ce qui vous a frappé?

Parmi les pages manuscrites on trouve les interprétations les plus différentes possibles du «O» et à côté des schémas d’équipes de foot imaginaires où il place, par exemple, des scientifiques ou des héros suisses. Orelli a alimenté le fonds de ses matériaux de recherche, dont des échanges de courriers et des articles, notamment sur le football de cette époque, sur Paul Klee et sur d’autres artistes réfugiés. J’ai remarqué, par exemple, qu’il avait retranscrit tel quel un passage d’un essai de Claudio Magris sur l’écrivain Joseph Roth, mort dans la misère à Paris en 1939. Il y a certainement d’autres emprunts directs.

Y a-t-il de l’autobiographie dans «Walacek»?

Orelli joue avec l’histoire du gamin dans la petite commune de montagne, qui s’instruit en écoutant ce que les gens racontent à l’auberge. Il avait sans doute suivi à la radio les aventures de l’équipe de Suisse de foot. La finale de la Coupe suisse de football au printemps 1938, puis la Coupe du monde durant l’été, où la Suisse bat l’Allemagne de Hitler. Il connaissait les joueurs, et lorsqu’il a vu le tableau inconnu de Klee, il a tout de suite fait le rapprochement. Dans Walacek, il évoque le pouvoir, la politique, les minorités, il rapproche des domaines qui normalement se touchent peu, comme la culture mondiale et le monde des montagnards.

Giovanni Orelli se met lui-même en scène…

Le scribe 1/17360 apparaît au début du livre. On apprend plus tard qu’il s’agit d’un certain «Orelligiovanni». Ce numéro intrigue, on ne sait pas si c’est un numéro de compte bancaire, un numéro sur le bras d’un déporté… Puis on découvre qu’il s’agit du numéro de l’urne de Paul Klee. Orelli avait été très frappé de ne trouver aucun témoignage d’époque sur la mort de Klee à Locarno en 1940, alors qu’aujourd’hui, c’est un artiste encensé.

Comment décrire ce livreinclassable?

Le Rêve de Walacek raconte pourquoi il est important d’écrire l’histoire d’un tableau et l’histoire d’un jeu. Tous deux ont affaire avec les thèmes chers à Orelli: la culture, le pouvoir et la politique en période de crise. Il insiste aussi sur le courage qu’il faut à un joueur suisse pour marquer contre l’Allemagne en 1938. C’est le «rêve de Walacek» qu’on se souvienne de son exploit. Paul Klee et le scribe «Orelligiovanni» parachèvent la légende de Walacek.

Dans l’œuvre d’Orelli, comment s’insère «Walacek»?

L’Année de l’avalanche, son premier livre, semble plus traditionnel. Le Jeu du Monopoly, dans toute sa complexité, suit les cases du célèbre jeu de société. Pour moi, Le Rêve de Walacek reste son livre le plus dense, le plus expérimental, le plus explosif aussi, son chef-d’œuvre…

Comment le lire?

Orelli avance par une série d’amusantes associations qui semblent libres mais qui suivent une sorte de fil rouge. Lorsqu’on le lit, il faut être très ouvert parce qu’on ne sait jamais où le jeu va finir. On ne comprend pas toutes ses allusions – parce qu’on n’a pas sa culture! –, mais ce n’est pas grave…

Pourquoi le lire aujourd’hui?

Les problèmes politiques relevés par Orelli restent mutatis mutandis très actuels. Son ironie est formidable. On ne sait jamais ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. On rit beaucoup, comme par exemple lorsqu’il compose le Dinamo Ossasco, une équipe de foot imaginaire de vieillards chenus, seuls habitants valides d’un village de montagne tessinois. Il semble même un peu visionnaire. Son texte dit qu’il serait théoriquement possible qu’un Noir devienne président des Etats-Unis, ce qui est arrivé! Il parle d’un certain Musée Paul Klee, alors qu’il n’existait pas encore à l’époque: les œuvres de Klee étaient au Musée d’art de Berne. C’est un livre polyvalent, multiple. Il faut prendre du temps, y retourner. A chaque nouvelle lecture je découvre de nouvelles choses. Il est à lire et à relire.