C’est l’histoire d’une femme qui refuse de devenir une sainte, bien qu’elle soit un trésor de bonté et de tendresse. Une femme comme les autres, aimante, souffrante, pudique, pleine d’une grâce invisible. Cette femme, c’est Marie, la mère de Jésus, mais une Marie qui déconcerte parce qu’elle n’est pas la Madone immaculée que décrivent les Évangiles, ni la pietà radieuse célébrée par Botticelli, Michel Ange ou Fra Angelico. Non, celle qui se confesse dans le bref roman de l’Irlandais Colm Toibin, c’est une Marie revue et corrigée, laïcisée, dépouillée de son auréole. Et portraiturée depuis un pays où la religion a fait tant de mal lorsque Catholiques et Protestants s’y déchiraient. Iconoclaste, Toibin? Pas qu’un peu. Car il a l’audace de détourner le plus sacré des symboles et de prendre le contre-pied d’un mythe universel en mettant en scène une Marie trop écœurée par l’état du monde pour croire que son illustre fils ait pu le sauver.

Nous sommes au pays des oliviers, à Éphèse, où Marie s’est réfugiée après la crucifixion de Jésus, un drame sur lequel elle a toujours gardé le silence. Elle a vieilli, elle ne trouve pas le sommeil, se nourrit des quelques fruits et du pain qu’une voisine dépose devant sa porte. Lorsque s’ouvre le roman, elle vient de recevoir la visite de deux apôtres – l’un ressemble à Saint Jean – qui désirent recueillir son témoignage afin de pouvoir raconter à leur tour ce qui s’est passé dans la Galilée d’Hérode. D’emblée, on les sent irrités, furieux de constater que le récit de Marie, si peu conforme aux dogmes canoniques, «n’atteint pas les dimensions qu’ils souhaitent». Aussi ne cesseront-ils de la harceler pour que ses propos correspondent à l’histoire édifiante qu’ils ont l’intention d’écrire, ces Évangiles qui seront les piliers d’une nouvelle religion.


Mais la Marie de Toibin est une rebelle. Elle a trop souffert au pied de la croix pour admettre ce que ces deux intrus s’escriment à lui faire croire. Leur «vérité», elle ne la partage pas. Ne la cautionne pas. «Je ne me souviens pas de ce dont ils aimeraient que je me souvienne, ils sont trop enfermés dans leurs propres besoins, qui sont insatiables» lance Marie qui, elle, est persuadée de dire vrai. Parce que, ajoute-t-elle, «la mémoire emplit mon corps autant que le sang et les os.»


En un long monologue, elle va alors raconter sa propre existence, sa propre version des faits. Ses souvenirs d’enfance. Ses jeux avec son cousin Marc. L’adolescence de son jeune fils, pas encore un meneur d’hommes mais «une pure eau de source, celle qui naît de la solitude et du silence». Les noces de Cana, où elle s’est rendue contre son gré parce qu’elle déteste la foule. Ces confidences, les deux visiteurs de Marie ne cesseront de les interrompre rageusement, avides de témoignages plus probants. Les miracles? L’eau changée en vin? Elle en doute, subodore un malentendu. La résurrection de Lazare? Peut-être, mais elle n’a servi à rien car c’est une épave qui est ressortie de la tombe, un fantôme claudiquant et hagard, détruit par son séjour au pays des morts où il aurait mieux fait de rester. Le Christ? Le fils de Dieu? Non, un enfant-modèle d’abord, puis un être manipulé par des «fauteurs de trouble» qui veulent en faire une icône. Ses disciples? Des illuminés qui ne parlent que par énigmes, «une bande d’égarés, avec leurs discours grandiloquents.»


Reste l’épisode de la crucifixion, dont Marie est sortie à tout jamais brisée. Elle a tout vu, elle a entendu son fils hurler, le visage couvert de sang. Quand ses tortionnaires ont commencé à le ligoter sur la croix, elle a essayé de se jeter dans ses bras et c’est une suppliciée qui évoque ce calvaire insoutenable. Folle de rage, elle reprochera à ses visiteurs de n’avoir pas protégé son fils en organisant sa fuite, avant le jour fatal. «Son arrestation, ironise-t-elle amèrement, faisait partie des étapes nécessaires de la grande délivrance qui surviendrait dans le monde. J’ai failli leur demander si cette délivrance signifiait qu’il ne serait pas crucifié, mais libéré au contraire.» Et, devant ces imposteurs qui veulent faire de son enfant un messie, un rédempteur, elle ajoute, au comble de la colère: «Vous affirmez qu’il a sauvé le monde mais, moi, je vais vous dire ce qu’il en est. Cela n’en valait pas la peine. Non, cela n’en valait pas la peine. Je veux que ce qui s’est produit n’ait pas eu lieu.»


De romans en recueils de nouvelles, Toibin a multiplié les portraits de femmes – des femmes souvent égarées, saisies dans leur intimité la plus secrète – mais celui-ci est le plus bouleversant. Parce que Marie, trahie, bafouée, a l’impression qu’on lui a volé son fils. Et parce qu’elle a vécu la crucifixion dans sa propre chair quand elle a vu le fruit de ses entrailles se tordre de douleur sur le Golgotha. Pour l’auteur de Brooklyn, cette douleur-là est plus sacrée que les dogmes des théologiens. Aux clameurs des foules psalmodiant leurs prières et leurs incantations, Toibin oppose le silence et les larmes de Marie, la douce hérétique, la mère éplorée dont on le sent solidaire tout au long de son roman – une parabole ô combien irrévérencieuse doublée d’un cinglant réquisitoire contre le fanatisme religieux.