Philosophie de la pandémie (3/7)
Les philosophes libéraux auraient été consternés devant les restrictions des libertés. Ils auraient applaudi la contestation, dans la rue comme sur les réseaux sociaux

Série: Pendant les Fêtes, «Le Temps» se demande comment de grands philosophes de l’histoire auraient réagi à la pandémie de Covid-19.
Le 16 avril 1819, Benjamin Constant regarde la conférence de presse du Conseil fédéral à la télévision, eu égard à sa nationalité suisse et en souvenir de son amour pour Germaine de Staël et de leurs séjours au château de Coppet. Alain Berset lance: «Nous souhaitons agir aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire», soulignant ainsi la subtilité avec laquelle il s’apprête à lâcher du lest.
Voilà un mois que Constant, romancier, intellectuel et homme politique, tempête, consterné, devant le semi-confinement imposé. Il trempe alors sa plume dans l’encrier et griffonne: «Prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste; nous nous chargerons d’être heureux» (De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes).
Qu’il nous pardonne l’anachronisme. S’il est un peu facile, il n’est pas excessif: «Constant aurait été horrifié qu’un exécutif puisse mettre sous conditions la liberté de mouvement la plus élémentaire, explique Michaël Foessel, philosophe français. Pour les libéraux, qui placent l’individu au-dessus de tout, c’eût été scandaleux, impensable.» Dissipons un possible malentendu: on entend aujourd’hui le libéralisme sous l’angle économique, alors que le libéralisme politique est autrement plus large.
«Quand elle impose, l’autorité infantilise»
Pour les Modernes, comme Benjamin Constant, la société et ses lois ne sauraient exercer tous les droits sur les individus, le collectif ne saurait brimer leur liberté. Il s’oppose en cela à Hegel, qui estime que l’Etat peut assurer son autorité sur le corps social. «Pour Constant, la liberté culmine dans la jouissance des droits individuels», résume Raphaël Enthoven, philosophe français. Etant entendu que l’espace de négociation entre la société et l’Etat est le parlement.
«Quand elle impose, l’autorité infantilise», poursuit Enzo Santacroce, professeur de philosophie dans un gymnase vaudois et auteur d’un livre à paraître en février, Pour une régénération du libéralisme, avec Olivier Meuwly, chez Slatkine. Démonstration. Les libéraux critiquaient déjà l’hygiénisme du XVIIIe siècle à des fins de santé publique: «Ils auraient donc été horrifiés de voir à quel point les hôpitaux ont pris toute la place dans notre organisation sociale, au point de nier le libre arbitre des individus», estime le professeur. Ils auraient probablement rejoint les rangs des anti-masques, non pour d’obscures raisons complotistes, «mais parce qu’ils considèrent que l’individu est seul à pouvoir juger ce qui est bon pour lui», complète Michaël Foessel. Ils auraient pâli devant la fermeture des restaurants et lieux publics.
En 1831, le philosophe et homme politique français Alexis de Tocqueville, arrivé aux Etats-Unis pour y étudier la démocratie américaine, plonge au cœur de la contestation contre les mesures restrictives. Le comte jubile et écrit: «Quand je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j’en appelle seulement de la souveraineté du genre humain» (De la démocratie en Amérique).
«Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes»
«Pour Tocqueville, il s’agit de se battre pour la liberté, laquelle est inséparable de l’engagement dans la cité et mérite qu’on en débatte», affirme Raphaël Enthoven. «Il se dirait qu’enfin l’individu souverain se réveille et retrouve le pouvoir d’agir», estime Enzo Santacroce.
Poursuivons donc joyeusement l’exercice de l’anachronisme. Alexis de Tocqueville se félicite de se trouver outre-Atlantique, où les libertés sont défendues dans la rue alors que ses concitoyens sont assignés à résidence. Dans un tweet enlevé, il les incite à utiliser les réseaux sociaux à défaut de pouvoir débattre dans l’agora: «Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes.» En Europe, Benjamin Constant compte sur la liberté de la presse, solide rempart contre l’emballement du pouvoir étatique. Si on se le figure volontiers feuilletant Le Figaro, notre imagination ne s’emportera pas jusqu’à le considérer abonné au Temps.
Penseur de l’égalité des conditions, Alexis de Tocqueville se demanderait aussi, suppute Enzo Santacroce, si l’égalitarisme médical est justifié, si une vie en vaut une autre, si la volonté de sauver les aînés ne créera pas de futures inégalités, puisque la dette pèsera sur les actifs.
Quant au traçage, il en serait épouvanté, puisque le droit à l’anonymat est essentiel pour les libéraux. Au point qu’ils étaient déjà opposés à la carte d’identité. Où il est inscrit: Benjamin Constant de Rebecque, né à Lausanne le 25 octobre 1767. Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, né à Paris le 29 juillet 1805. Le premier a une avenue à Lausanne, l’autre une rue dans le XVIIe à Paris. Et leurs œuvres, ce sont autant de panneaux indicateurs qui jalonnent encore nos démocraties contemporaines.