La Crèche comme image du monde
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Un anthropologue et un virtuose du verbe interrogent le sens de ce rituel de Noël, Maurizio Bettini pour le comprendre, Giorgio Manganelli pour le pulvériser

Dans son enfance catholique, Maurizio Bettini «faisait» la crèche chaque année. Plus tard, il a repris la tradition pour sa fille parce que «la crèche est le seul rituel où les enfants avaient le droit de se sentir importants». Il est aussi l’auteur d’un Eloge du polythéisme (Les Belles lettres, 2016) et d’un essai Contre les racines (Flammarion, 2017), c’est donc en savant agnostique qu’il interroge le rituel dans un essai à la fois intime et érudit.
Au-delà des représentations religieuses, il y a dans l’installation annuelle de ces figurines un «pacte de fidélité». En philologue, Bettini commence par interroger les Evangiles pour y chercher l’origine de cette mise en scène biblique avec mangeoire, anges et Rois mages. Avec la diffusion de la foi chrétienne, il se développe «une véritable topographie «authentique» du lieu de naissance» près de Bethléem qui s’enrichit de détails au cours des siècles et devient lieu de pèlerinage. Elle s’édifie sur le substrat d’autres récits ressemblants, dont un culte d’Adonis issu des religions orientales.
Pour retrouver l’origine de la tradition des crèches, l’anthropologue explore les récits antérieurs d’enfants merveilleux dont l’Antiquité est riche: parmi eux, Hermès, fils de Zeus, et Zeus lui-même sont nés dans des grottes, c’est donc aussi un bon début pour un nouveau dieu.
Père Noël féminin
Ce qui intéresse Bettini, c’est le mouvement qui fait glisser les mythes d’une tradition à une autre, ainsi des églogues de Virgile à la crèche chrétienne: «La machine narrative, on le sait, ne se lasse jamais de produire» et les méandres qu’elle emprunte sont passionnants à suivre. Dans la nuit de l’Epiphanie, les Rois mages qui arrivent avec leurs cadeaux «enclenchent tout un jeu d’offrandes et de dons» qui renvoient, en Italie et dans d’autres pays de la Méditerranée, à sa «contre-figure perverse», la Befana, ce Père Noël féminin. Ces Rois sont des figures de conte, joyeuses mais aussi mélancoliques, car leur arrivée signifie la fin des fêtes.
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L’origine de la tradition des crèches a une date: le 24 décembre 1233. A Greccio, en Ombrie, François d’Assise fait installer une mangeoire, du foin, on fait venir un âne et un bœuf: il s’agit de montrer la pauvreté de la naissance du Seigneur. Les paysans de la région sont convoqués avec des cierges et des flambeaux: «Le saint avait mis en scène une dramaturgie des rites de Noël selon une tradition qui se pratiquait depuis des siècles.» Pas de petit Jésus, sinon dans une vision miraculeuse, pas de Marie ni de Joseph, mais autour de la mangeoire, les gens, la foule, ceux qui deviendront les figurines de la crèche et qui représentent l’humanité entière que l’enfant est venu sauver.
Panthéon personnel
Dans une deuxième partie, Maurizio Bettini part, carnet à la main, visiter les crèches d’Italie et d’Europe, il les cherche dans des musées, des églises, des livres. Puis il abandonne cette quête, car la crèche n’a de sens que dans le moment où on la «fait», comme lui-même dans son enfance. Il remonte plus loin, aux sigillaria, ces petites statuettes en terre qu’on offrait à ses amis, à Rome, lors des Saturnales, vers la fin du mois de décembre, achetées dans des sortes de marchés de Noël avant l’heure.
Ces figurines l’amènent aux laraires, ces installations au cœur des maisons qui représentent les dieux du foyer, les ancêtres et tout un panthéon personnel. Le laraire est stable, la crèche soumise au calendrier, mais tous deux symbolisent la communication entre le divin et l’humain: ils incarnent le «pacte de fidélité» que l’auteur honorait, sans le savoir, quand il «faisait» sa crèche.
Règlement de comptes
Rien de tel chez Giorgio Manganelli, il n’a de l’enfance que des souvenirs pénibles. La Crèche est un règlement de comptes bouillonnant avec Noël. Ce texte a été retrouvé dans les archives de l’auteur, après sa mort en 1990. C’est une diatribe fantastiquement comique et délirante, l’antidote à l’écœurante «magie de Noël». Quand les fêtes approchent, «l’agitation tourmente mes semblables; une sorte de tristesse inédite accompagnée de nervosité, de langueur trouble, de spéciosité querelleuse, assez souvent violente, mais surtout âprement angoissante».
Achats de victuailles, rassemblement «inconvenant» de famille, utilisation des enfants pour conjurer le «délabrement du monde». Et tout ça en l’honneur de la naissance humaine d’une créature divine. Comme Bettini, ce «tapir mélancolique» de Manganelli fait remonter plus haut l’origine du rituel. Il s’interroge implacablement sur le rôle de chaque personnage d’un drame qu’il voit comme une danse des morts.
Licornes et guépards
Les ressources immenses de son vocabulaire, bien servies par le traducteur, sont mises au service d’une démolition du mythe. Et puisque Noël est inévitable, l’auteur décide de postuler comme «assistant volontaire à la signification du monde», en s’inscrivant à la crèche. Il s’adresse longuement au trop oublié Joseph, s’interroge sur le rôle des anges et des bergers, et s’attarde sur l’âne et le bœuf, le priapique et le castré. La tradition ne parlant que de deux animaux sans préciser, Manganelli en profite pour divaguer sur un bestiaire possible – licornes et guépards, papillons polychromes et jusqu’au catoblépas des mythes grecs et au tortueux frégolin…
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L’année meurt, les jours sont brefs, le monde touche à sa fin: La Crèche pourrait s’inscrire dans la lignée des récits apocalyptiques qui fleurissent aujourd’hui, mais avec un humour ravageur et une inventivité à la Jérôme Bosch. Au sixième jour, tout s’effondre et s’engloutit dans un grand trou. Surgit alors une vieille qui lance une toupie dans ce néant.
Essai
Maurizio Bettini
Noël. Aux origines de la crèche
Trad. de l’italien par Pierre Vesperini
Seuil/La Librairie du XXIe siècle, 220 p.
Essai
Giorgio Manganelli
La Crèche
Trad. de l’italien par Jean-Baptiste Para
Trente-trois morceaux, 168 p.