A Genève, au milieu de la semaine, Daniel Pennac est descendu au New Midi Hôtel, à un cheveu du quai des Bergues et du pont de la Machine. Veste ample à grandes poches capables de tenir au chaud feuilles, cailloux, ciseaux; avec, sur l’épaule, un sac indien, totem baba mais aux motifs subtilement actuels, le voici qui déboule de l’escalier qui relie les chambres à la réception. Pris dans son élan, il tourbillonne presque, décoche un sourire enveloppant, ne s’arrête pas et nous entraîne à sa suite, sûr de lui, un peu conspirateur, comme s’il voulait partager un coin à champignons ou un point de vue exceptionnel.

Il s’agit juste d’aller s’asseoir dans les canapés du fond, au calme. Mais une fois que nous y sommes enfoncés et que la conversation démarre, on comprend que l’auteur de la saga des Malaussène (Au bonheur des ogres, La Fée Carabine, La Petite Marchande de prose, Monsieur Malaussène), malgré la fatigue de ses tournées de promotion, crée autour de lui l’atmosphère d’une veillée. On se chauffe aux mots, aux histoires qui en appellent d’autres et d’autres encore. Conteur à l’écrit, Daniel Pennac l’est tout autant à l’oral. Ce, d’autant que le fil conducteur de son nouveau roman est le rêve. L’énergie, la liberté, les couleurs, l’espace du rêve.

Paysages nocturnes

La Loi du rêveur commence, sottovoce, par un souvenir d’enfance avec l’ami Louis, dans la petite chambre de la maison de vacances, dans le Vercors. Pour s’ouvrir ensuite, sous les yeux ravis du lecteur – à la façon de la petite porte des contes qui révèlent des palais insoupçonnés –, sur d’immenses paysages nocturnes puis subaquatiques, où les lois de la pesanteur n’ont plus cours, où la pesanteur du réel disparaît. Seules comptent ici les lois du récit, d’une plume qui épouse la texture du rêve. A la façon du dormeur qui ne sait pas qu’il commence à rêver, le lecteur ici, entre veille et songe, se fait mener par le bout du nez.

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Daniel Pennac a longtemps noté ses rêves au réveil. Un vivier d’histoires auquel il revient de temps en temps, dans la cabane à outils qui lui sert de bureau, l’été. Le rêve qui conclue La Loi du rêveur est en fait celui qui a lancé l’écriture du livre, un rêve délicieux et paisible de lecture au coin du feu qui vire au cauchemar avec la vision d’une bibliothèque dont les livres perdent du sang, d’abord goutte à goutte puis de plus en plus fort, jusqu’à envahir tout l’espace. «Je me suis demandé ce que cela donnerait si je continuais à tirer ce fil. Le sang est devenu de l’encre. Et puis ce rêve en a appelé un autre et puis un autre…», explique l’écrivain. «Les rêves ne nous demandent pas notre avis quand ils s’installent dans notre pauvre tête en faisant un chambard terrible. Ils sont incontrôlables. Mais si le lendemain on les note, on peut en faire ce que l’on veut à notre tour.»

Feuilles immenses

Comme inviter Federico Fellini et ses dessins oniriques, présence forte de bout en bout du roman: «Avant de devenir réalisateur, Fellini a été un dessinateur humoristique, à une époque où cela pouvait être dangereux, les fascistes étant au pouvoir. Un psychanalyste jungien lui a suggéré de dessiner ses rêves. Ce qu’il a fait. Chaque matin, il dessinait sur d’immenses feuilles, avec tout ce qui lui tombait sous la main, stylo, feutre, aquarelle. Et dans les espaces laissés libres par le dessin, il écrivait le rêve. Il remplissait la totalité de la page exactement comme le rêve remplit tout l’espace mental. Dans une cervelle qui rêve, tout est occupé par les images et les sensations qu’elles provoquent. Il n’y a pas d’espace pour s’arrêter, pour penser à autre chose. Dans un rêve, on ne rêvasse pas.» Pour accompagner la parution du Livre du rêveur, Flammarion réédite le fameux Livre de mes rêves de Federico Fellini.

Mauvais élève

Noter ses rêves a aussi été une technique que Daniel Pennac a employée avec ses élèves. Pendant près de trente ans, de 1969 à 1995, l’écrivain a enseigné le français dans plusieurs établissements. Ancien mauvais élève lui-même, il a fait de l’aide aux adolescents en difficulté scolaire sa priorité. L’Education nationale fait d’ailleurs toujours appel à lui pour former les professeurs à sortir les élèves de l’échec. Dès les années 1970, à une classe dite aménagée, qui rassemblait des élèves qui refusaient d’écrire le moindre mot, il a proposé que chacun écrive ses rêves sur un carnet, au saut du lit. Au fil des jours, tous ont retrouvé le chemin des mots.

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C’est aussi un professeur de français qui a sorti le jeune Daniel Pennac de la peur de l’école. «Monsieur Prioult, un vieux monsieur qui portait encore la chemise à lavallière, m’a convoqué un jour pour me dire qu’il en avait assez de mes sempiternelles excuses pour ne pas faire mes devoirs. Il m’a annoncé qu’il ne m’en donnerait plus à condition que je lui apporte, chaque lundi, et jusqu’à la fin du trimestre, le chapitre d’un roman. Et pour éviter de perdre du temps avec des questions d’orthographe, il m’a recommandé d’écrire avec un dictionnaire ouvert devant moi. Pour la première fois, à 14 ans, j’étais face à un professeur qui me considérait comme un individu et non une entité, celle des cancres. Il m’offrait par là de l’honneur, de la confiance, de la spécificité. C’était énorme. Ce professeur a agi en vrai pédagogue.» Daniel Pennac a consacré un livre à son expérience des difficultés scolaires, en tant qu’élève et comme enseignant, Chagrin d’école, Prix Renaudot 2007.

Service militaire

Venu à l’écriture pour calmer l’ennui du service militaire, Daniel Pennac revendique son goût pour le roman populaire. «Sans doute en réaction au structuralisme encore en vogue dans les années 1980.» La saga des Malaussène, qui a suscité un engouement phénoménal, est née de deux facteurs déclenchants. Tout d’abord la lecture du livre de René Girard sur le phénomène du bouc émissaire paru en 1982. «En tant que professeur, je constatais à chaque rentrée des processus de «bouc-émissairisation» et je veillais à les contrecarrer.» A la même période, Daniel Pennac découvre les auteurs de la série noire, Raymond Chandler et Chester Himes en tête. Il se lance alors dans une série de romans policiers où le héros est un bouc émissaire professionnel, «payé pour se faire engueuler à la place des autres».

Il est 17h. Un vent glacé s’est levé. Daniel Pennac doit traverser le pont de la Machine pour se rendre à une rencontre publique à la librairie Payot Rive Gauche. «Faut que je mette une grosse veste», décide-t-il. Là-bas, un public compact l’attend, enfants, ados, adultes, grands-parents. C’est beau un public de lecteurs, a-t-on juste le temps de se dire avant que Daniel Pennac s’empare du micro et recrée cette atmosphère de veillée où les mots crépitent.


ROMAN

Daniel Pennac. La Loi du rêveur. Gallimard, 168 pages.

BEAU LIVRE

Federico Fellini. Le Livre de mes rêves. Flammarion, 584 pages.