Une mère, deux garçons, une enseignante. Quatre personnages. Cécile, Théo et Mathis, Hélène. Quatre figures de l’enfance, même si, pour les deux femmes, elle se joue dans la mémoire, dans le retour du refoulé. Delphine de Vigan offre à chacun de ces quatre personnages des chapitres de son nouveau roman, Les Loyautés. Delphine de Vigan est désormais une romancière à succès. D’après une histoire vraie lui a valu le Goncourt des Lycéens et le Renaudot, en 2015, tandis que No et moi a été porté à l’écran par Zabou Breitman en 2010. Elle est l’une des figures de cette rentrée littéraire de janvier 2018.

Maltraitance, souffrance, dérive, tels sont les grands thèmes dont s’empare la romancière. Le livre qui paraît ces jours ne fait pas exception. Mais il est à mettre en écho avec son texte le plus autobiographique, Rien ne s’oppose à la nuit, récit poignant, bouleversant de la maladie de sa mère bipolaire, à la fois terrifiante et fantasque.

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Cette enfance troublée, douloureuse mais aussi très belle, Delphine de Vigan s’en est sans doute souvenue à l’heure d’écrire Les Loyautés. Elle s’est rappelé, sans nul doute, les efforts que l’on fait, parfois tout petit, pour protéger nos parents d’eux-mêmes, ce mutisme, cette fidélité, capable de vous enchaîner à votre mère ou à votre père, même quand celui-ci abuse de vous. Ces «lois de l’enfance, qui sommeillent à l’intérieur de nos corps», ces «principes illisibles qui nous rongent et nous enferment. Nos ailes et nos carcans.»

Cécile et Hélène ont été blessées dans leur enfance. La mère, fille d’alcoolique, et l’enseignante battue sauvagement par son père portent sur le monde, sur les enfants dont elles ont la charge, un regard vacillant mais courageux. Tantôt protectrices, tantôt aveuglées par leurs propres souffrances, les deux femmes se battent comme elles peuvent. Et c’est un des talents de Delphine de Vigan que de montrer les ambiguïtés de ces combats. Le droit d’ingérence dans la vie des autres est ici mis en question.

Marée noire

«Un soir, le journal télévisé a diffusé un reportage sur une marée noire provoquée par un accident de pétrolier, se souvient Cécile. Nous étions à table. J’ai regardé ces oiseaux englués dans le mazout, et j’ai aussitôt pensé à nous, à nous tous, ces images nous représentaient mieux que n’importe quelle photo de famille. C’était nous, c’étaient nos corps noirs et huileux, privés de mouvement, étourdis et empoisonnés.» L’image vaut aussi pour le fils de Cécile, Mathis, et surtout pour son ami Théo.

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Si Mathis est poursuivi par les fantômes diffus de la haine que sa mère débusque peu à peu au sein même du foyer familial, Théo est brutalement soumis au désespoir de ses parents divorcés: «Ses parents ne se croisaient pas, ne se regardaient pas, ils restaient l’un et l’autre de chaque côté de la frontière de verre. Tel un otage échangé contre une marchandise inconnue, Théo s’avançait dans le hall de l’immeuble…» Sans le vouloir, sa mère amère et son père déchu vont peu à peu enfermer Théo dans un piège mortel. Hélène, sa professeure, en est terrifiée: «Je sais que les enfants protègent leurs parents et quel pacte de silence les conduit parfois jusqu’à la mort.»

Inventer, malgré l’adversité

C’est un roman bien sombre que Les Loyautés. Il court le long des failles enfantines, des cicatrices qui ne s'estompent jamais. Mais l’humour parfois, un moment d’éclat ou d’audace permettent soudain de bousculer, de réparer un peu ces existences claudiquantes. Après Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan reprend le récit des blessures originelles. Mais la romancière ne ressasse pas. Elle recoud. Car raconter, dire, donner à voir est aussi une manière intrépide et résolue d’inventer, malgré l’adversité qui se niche au sein des familles, parfois même en soi-même, malgré les souffrances infligées et subies, de belles et riches manières de vivre.


Les Loyautés, Roman de Delphine de Vigan, JC Lattès, 206 pages.