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Comment dépasser les réflexes tribaux pour être heureux

Nos cerveaux sont adaptés à la tribu et rejettent ceux qui n’en font pas partie. Joshua Greene montre comment dépasser les conflits en se basant sur la valeur intrinsèque du bonheur

Dans nos sociétés multiculturelles, les loyautés tribales génèrent des conflits. A cause d’elles, nous privilégions les membres de notre communauté aux dépens des étrangers. — © DR
Dans nos sociétés multiculturelles, les loyautés tribales génèrent des conflits. A cause d’elles, nous privilégions les membres de notre communauté aux dépens des étrangers. — © DR

En matière de philosophie, le grand public francophone n’est pas gâté. Il a plus ou moins le choix entre Raphaël Enthoven, Luc Ferry et Michel Onfray. Mais tout n’est pas rose non plus dans l’antre des experts. Les ouvrages abordant les questions philosophiques sous un angle véritablement nouveau ne courent pas exactement les bibliothèques, dont les meilleurs rayons philo sont encombrés de réponses à des objections à des réponses à des objections à des réponses à des objections à de vieilles théories. Qu’à cela ne tienne! Tribus morales réalise l’authentique prouesse d’être à la fois bien argumenté, accessible au plus grand nombre et d’une belle originalité.

Sa thèse n’est pourtant pas inédite. L’utilitarisme du XXIe siècle ressemble à s’y méprendre à celui du XXe siècle, lequel était déjà pratiquement indissociable de celui du siècle précédent. Inlassablement, les utilitaristes martèlent qu’une action est bonne si, et seulement si, elle produit au moins autant de bonheur que chaque action alternative. L’originalité de Tribus morales réside donc principalement dans l’argument que déploie son auteur en faveur de cette théorie bien connue. Voyons en quoi consiste cet argument.

Sensibilité morale chatouilleuse

C’est une observation banale que nous sommes dotés d’un sens moral. Nous jugeons soit que les femmes peuvent disposer de leur propre corps, soit que l’avortement est un meurtre; soit que l’homosexualité est immorale, soit qu’il est injuste de la condamner; soit que les animaux ont des droits, soit que nous ne leur devons rien. Rares sont les questions qui ne chatouillent pas notre sensibilité morale.

Pourquoi disposons-nous d’une telle capacité? D’après Joshua Greene, nous la devons à la sélection naturelle. Pour le dire vite, une éthique de la loyauté a permis à nos ancêtres de coopérer au sein des tribus qu’étaient leurs sociétés et, par suite, de jouir des fruits de cette coopération. Ce faisant, elle leur a conféré un avantage évolutionnaire, qui s’est naturellement traduit par sa sélection.

Ethique des ancêtres

Seulement voilà, cette belle médaille a un revers: dans nos sociétés multiculturelles, les loyautés tribales génèrent des conflits. A cause d’elles, nous privilégions les membres de notre communauté aux dépens des étrangers. Pire: les tribus proto-humaines ont résolu leurs problèmes de coopération en adoptant des normes incompatibles, organisées autour d’autorités différentes. Le dieu unique des uns n’étant jamais celui des autres, que celui-ci aime regarder les oreilles des femmes tandis que celui-là ne veut pas les voir, et l’on court à la catastrophe. L’éthique de nos ancêtres est manifestement devenue un fardeau.

Alors que faire? Lire Tribus morales, pour commencer. Où l’on apprend que nous aurions tout intérêt à abandonner ces normes tribales au profit d’une éthique susceptible de transcender les frontières de nos communautés. L’idée soulève immédiatement une nouvelle interrogation: quel sera le contenu de cette «métamorale»? Mais vous avez probablement anticipé la réponse de Greene: l’éthique 2.0 sera utilitariste, ou elle ne sera pas.

La valeur intrinsèque du bonheur

Et pour cause, elle s’appuiera nécessairement sur une «monnaie commune» à toutes les morales. Or, il n’y a selon Greene que deux affirmations qui fassent l’unanimité dans ce domaine. D’une part, le bonheur possède une valeur intrinsèque, c’est-à-dire qu’il est bon indépendamment de ses conséquences, comme une fin plutôt qu’un simple moyen. D’autre part, l’éthique est par nature impartiale, en ce sens que le bien des uns n’importe ni plus ni moins que celui des autres. De la combinaison de ces deux affirmations, Greene déduit qu’une action est (métamoralement) bonne si, et seulement si, elle maximise le bonheur impartialement.

Bien sûr, Tribus morales n’ignore pas les objections habituellement adressées à l’utilitarisme. Mais ici aussi l’approche de l’auteur est innovatrice. Ses réponses s’appuient en effet sur les recherches qu’il a consacrées à la psychologie du jugement moral. Car Greene est avant tout un scientifique, et les travaux qui ont fait sa réputation sur ce terrain illustrent à merveille ce que l’éthique peut apprendre des sciences de la morale. Cette seule partie de l’ouvrage mérite amplement que l’on passe outre une traduction souvent imprécise et dont les nombreuses coquilles ne manqueront pas de craquer sous la dent des lecteurs les plus intransigeants, seul véritable défaut de cette nouvelle perle aux Editions Markus Haller.

Joshua Greene, «Tribus morales: L’émotion, la raison et tout ce qui nous sépare», trad. de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Markus Haller, 556 p.