En 2007, Bruno Pellegrino gagne le Prix Hilda Latourette qui récompense, dans le canton de Vaud, la meilleure dissertation de maturité. Le sujet porte sur Un Amour de Swann, étudié en classe; le jeune homme en a profité pour lire toute La Recherche, dont de nombreuses citations enrichissent son travail (qu’on trouve sur Internet, et la visite en vaut la peine). En 2011, une nouvelle, «L’idiot du village», remporte le Prix du jeune écrivain de langue française, qui a déjà révélé Marie Darrieussecq et plusieurs autres auteurs. Bruno Pellegrino a aussi collaboré au Passe-Muraille en tant que critique. «C’est en lisant qu’on devient liseron et c’est en écrivant qu’on devient écriveron»: aujourd’hui, avec Atlas nègre, Bruno Pellegrino montre que Raymond Queneau avait raison. Ce récit – de voyage, de formation – témoigne d’une maîtrise de la langue et d’une justesse de regard rares. Rien d’extraordinaire pourtant dans cette dérive qui mène un jeune homme du nord au sud, puis à l’est, en quête de lui-même. C’est d’ailleurs le titre des deux parties: «Sud» puis «Est». Une histoire d’amour mélancolique, deux voyages, une rupture. On pense avoir lu ça cent fois, et puis non, les qualités du livre transcendent ce que l’histoire risque de véhiculer comme clichés.


Le voyageur est un jeune homme empli d’incertitudes, dont on parle à la troisième personne, mais il est évident que c’est lui le narrateur. Il part pour Madagascar. Ce n’est pas l’exotisme du lagon bleu sur la couverture de son Lonely Planet qui l’inspire, mais il se méfie tout autant des raisons officielles qu’il se donne: «travailler, donner de son temps, se consacrer à d’autres, pour la première fois en vingt et quelques années». Derrière lui, il laisse des amours hésitantes, peut-être l’éloignement clarifiera-t-il la relation. L’arrivée dans un pays récemment secoué par un coup d’Etat est rude. L’association censée l’employer a besoin de tout sauf de sa bonne volonté. Internet intermittent, le téléphone défaillant, les attentes des copains sur Facebook: on ne sait pas si la technologie est une alliée ou une ennemie. Quand elle fonctionne, elle révèle la distance qui se creuse entre ceux qui sont restés et le voyageur. Quand elle fait défaut, la frustration est immense et laisse la place aux pires élucubrations d’un esprit fragilisé.


Au sud, tout est hostile ou opaque, gens et bêtes: on pense au Poisson-Scorpion, mais ici, la déprime est vécue en direct, moins filtrée par le temps, le métier et l’érudition qu’elle ne l’est chez Nicolas Bouvier. Puis le jeune homme rencontre un double féminin, Lucie, également égarée, également revenue de son rêve de sauver le monde. Ils s’offrent le répit d’une piscine pour expatriés, voyagent, fraternisent avec d’autres jeunes – tourisme, joints autour du feu de camp, guitares, désirs larvés: ils sont très sages, au fond. Celle qui est restée au nord attend. Il lui avoue Lucie. Elle lui répond par une aventure à Lisbonne, c’est la génération EasyJet. La jalousie le taraude. Sur Facebook, il identifie le rival qui n’en est même pas un, et c’est tout le Portugal qui est contaminé. Mais il apprend que l’amant de passage est syrien, voilà l’Orient entier condamné à son tour. Bruno Pellegrino n’a pas lu Proust pour rien, la fluctuation des sentiments est finement esquissée.


Mais le jeune auteur n’a heureusement pas retenu de La Recherche les longues périodes, il est de son temps: phrases brèves, lexique contemporain sans affectation, dialogues inscrits dans le flux narratif, efficaces notations de couleurs, d’odeurs, peu de psychologie. Au retour, le couple, qui se connaît depuis l’enfance, tente un voyage commun. Ce sera Moscou, le Transsibérien, la Chine, le Japon. Dans le train, elle lit Tristes Tropiques. La steppe n’est pas gaie non plus. Ce deuxième voyage est le reflet du premier, au risque du ressassement. Mais le spectacle des autres voyageurs, des villes nouvelles, de l’étrangeté de l’Asie fait passer l’air du dehors dans ce huis clos intime. Moins abrupt, le dépaysement n’en est pas plus idyllique pour autant. «Sud» tendait vers les retrouvailles, «Est» s’avance vers la séparation. Et le garçon, obsédé par ses fantasmes de dépossession, harcèle sa compagne. En dépit de bouffées de désir, d’une vieille tendresse, la fin est programmée. Si la tonalité générale est désenchantée, le regard ne manque pas d’humour et d’autodérision. Une traversée de Tananarive de bureau en bureau en quête de visa, des portraits d’individus de rencontre, des choses vues allègent le climat. Bruno Pellegrino laisse planer une menace sourde qui jamais ne se vérifie. Le voyageur a été averti des pires dangers. On croit qu’ils vont fondre sur lui, et non, ils se dissipent. C’est très habile. A Madagascar, le tsunami annoncé n’a pas eu lieu. A Tokyo, c’est le séisme qui est épargné aux voyageurs. A la dernière page, dans la dernière chambre, un petit pain de savon sèche sur son papier d’emballage: un clin d’œil à Nicolas Bouvier? Quoi qu’il en soit, Atlas nègre s’inscrit sans prétention et avec talent dans cette filiation.