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Big Pharma, ou les dérives de l’industrie pharmaceutique

Cette grande enquête internationale passe au crible le fonctionnement interne de l’industrie pharmaceutique. Elle réunit des contributions de «lanceurs d’alerte» d’horizons divers (médecins généralistes et psychiatres, anthropologues et historiens de la médecine, experts et journalistes de la santé publique).

Du point de vue de la forme, ce livre collectif est assez pénible à lire et il n’est pas de la meilleure facture sur le plan de l’édition. Du point de vue de sa teneur, des analyses documentées et des informations au-dessus de tout soupçon, il reste de la plus haute importance. Le lecteur est, dans un premier temps, comme anéanti par l’ampleur de ce qui est ici révélé; puis il se sent, dans un second temps, comme un citoyen déniaisé, devenu finalement clairvoyant.

Derrière le vocable neutre et scientifique de «laboratoires» pharmaceutiques se déploient des empires industriels regroupant une vingtaine d’entités transnationales, générant un chiffre d’affaires annuel dépassant 1000 milliards de dollars (volume triplé en quinze ans). Cette industrialisation des médicaments a commencé dans les années 1930 avec la généralisation des antibiotiques… en un temps où on ne traitait efficacement que sept maladies.

Effets secondaires

Big Pharma a su tirer profit de la crédulité des citoyens qui la perçoivent faussement comme une institution d’utilité publique ou une organisation étatique de recherche. Les auteurs montrent que Big Pharma est une entreprise extrêmement lucrative, soucieuse de pérenniser ses bénéfices colossaux autour de médicaments vedettes, comme ses blockbusters générant annuellement plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires.

Mais Big Pharma est grandement nocive: que l’on considère le bouillon chimique qui se déverse dans les rivières et les océans après avoir transité par nos organismes, l’accoutumance et l’addiction médicamenteuses ou bien encore les effets secondaires. Autre fait accablant: tous les pays riches qui sont de grands consommateurs de médicaments, à l’instar des Etats-Unis, connaissent un fléchissement de leur courbe d’espérance de vie et plombent leur PIB dont une part croissante (bientôt 20%) est dépensée pour la santé. Les auteurs montrent aussi comment les effets secondaires ou les résultats négatifs des essais placebo en double aveugle sont maquillés par l’industrie, comment s’achètent les services de leaders d’opinion et de mandarins de la médecine. Au-delà des scandales pharmaceutiques comme celui du Mediator, ou de la fausse (mais lucrative) alerte contre la grippe H1N1 lancée par l’Organisation mondiale de la santé (elle-même sous influence, car financée à 50% par le secteur privé et Big Pharma), les auteurs contournent l’image naïve du «conflit d’intérêts» entre santé publique et marché pharmaceutique, pour révéler les mécanismes fins d’une véritable «confluence d’intérêts».

Ces «lanceurs d’alerte» ne condamnent pas l’industrie du médicament en tant que telle, mais constatent ses dérives qui, d’une certaine manière, reflètent les délires et la démesure de sociétés postmodernes consommant toujours plus de services de santé et de traitements thérapeutiques. Ce qui est à l’œuvre derrière Big Pharma, c’est l’effet d’une certaine mondialisation affaiblissant toujours plus l’Etat et le secteur public (notamment dans son soutien à la recherche), qui n’ont plus les moyens de définir des politiques de santé, de contrôler ou d’orienter les pratiques. Les auteurs pointent du doigt le rôle déclinant des Etats, mais aussi la faiblesse des sociétés civiles (non informées et peu alertes) dans la gouvernance de la santé mondiale.

A l’heure de la complexification croissante des systèmes de santé et de l’explosion de ses coûts, ce livre démontre que Big Pharma constitue envers et contre tout le test acide du capitalisme financier, seul capable de dissoudre toute autre forme de rationalité économique ou de logique sociale.