Rentrée littéraire
L’auteur des «Chaussures italiennes», décédé en octobre dernier, signe un nouveau roman grave et attachant, qui prend, avec finesse et humour, la mesure du temps qui nous sépare de la mort

On n’ouvre pas Les Bottes suédoises d’Henning Mankell sans un petit pincement. Car l’auteur fêté des aventures du commissaire Wallander et des Chaussures italiennes est décédé en octobre dernier à Göteborg, à l’âge de 67 ans. Svenska gummistövlar était paru en langue originale en juin 2015, quelques mois avant la disparition de l’auteur et pouvait avoir, aux yeux des lecteurs suédois, valeur de chant du cygne.
Mais pour le lecteur francophone, qui le découvre aujourd’hui, après la mort de l’auteur, le récit prend une teinte plus sombre encore, peut-être. C’est d’autant plus frappant, que la mort est le sujet central de ces Bottes suédoises, tout comme elle planait déjà sur les Chaussures italiennes, dans le prolongement duquel ce nouveau roman s’inscrit.
On retrouve ici Fredrik Welin et son île, tous deux sortis des Chaussures italiennes. «Quelques années ont passé», prévient l’éditeur en exergue du texte. De nouveau, la quiétude solitaire et un peu bougonne que le chirurgien en retraite, écarté des affaires suite à une tragique erreur médicale, cultive sur son îlot dans l’archipel de Stockholm, se voit violemment remise en cause. Mais cette fois, ce n’est pas un ancien amour qui vient frapper à sa porte, mais la catastrophe en personne.
Incendie
Le roman s’ouvre donc sur un violent incendie, sur une maison qui brûle, sur un vieil homme qui, à 70 ans, se retrouve en une nuit d’automne, dépouillé de son logis et de tous ses souvenirs. Sur l’île-refuge, il n’y a plus que des ruines fumantes. Demeurent, heureusement, la caravane de sa fille, Louise, où Frédéric trouve un abri précaire, sa voiture, garée au bourg voisin, son bateau, une tente de camping et un duvet légèrement moisi, une paire de bottes dépareillées et une remise peuplée de quelques pauvres souvenirs.
Reste aussi, la solidarité des habitants de l’archipel: le vieux facteur Jansson; Alexandersson, le policier; Rut Oslovski, femme sauvage venue de l’Est, mécanicienne hors pair; Nordin, le gérant du magasin d’accastillage, à qui Frédéric s’empresse de commander de nouvelles bottes de caoutchouc. Tout ce petit monde, ne considère pas sans méfiance Fredrik Welin, qui reste, bien qu’il vive là depuis de nombreuses années, un genre de nouveau venu. On lui sait, néanmoins, plus gré qu’on ne veut bien le dire, d’être un ancien médecin qu’on peut consulter à l’occasion.
Amour
A cette petite communauté, secouée par l’incendie, qui ne sera pas le seul du roman, s’ajoute une journaliste, Lisa Modin, qui veut rencontrer, sans tarder, le sinistré. Celui-ci, dénué de tout, va alors se remettre à rêver. Et si, une nouvelle histoire d’amour, sur le tard, était possible? Mais à 70 ans, sans plus rien devant soi, que reste-t-il?
«J’étais un viel homme qui avait peur de mourir, constate le héros. Passer la frontière de l’invisible – voilà ce qu’il me restait encore à accomplir. Et je redoutais de franchir ce dernier pas. Je le redoutais bien plus que je n’avais été prêt à l’admettre jusque-là.» La question est d’autant plus rude que la mort se met à frapper de tous côtés. La maison disparaît, certains personnages sont frappés brutalement, d’autres maisons brûlent. Le tragique s’installe.
Finesse
C’est là que se manifeste, la finesse d’Henning Mankell. Loin de chercher à expliquer cette succession de deuils, il s’en tient avec obstination à leur absurdité. «Tout est bizarre, dit au héros une femme qui vient de perdre son mari. Je suis assise là, tu vois, j’essaie de comprendre qu’Axel est mort. – On ne peut pas, répond celui-ci, La mort ne suit aucune règle. Elle m’a regardé, perplexe. Ma réplique me semblait étrange, à moi aussi. Même si elle était vraie.»
Que faire alors, face à cette radicale étrangeté? Comment apprendre à mourir? «Avant, se lamente un personnage, la mort faisait partie de la vie. Quand ma grand-mère est morte, j’avais six ans. On l’a exposée dans le salon, sur une porte dégondée. Ça nous paraissait normal. Maintenant, c’est une autre affaire. On ne sait plus mourir dans ce pays.» Mais Henning Mankell, plutôt que de nous répondre, préfère nous emmener en voyage.
J’ai bien peur de nourrir, au fond de moi, une sorte de ressentiment désespéré vis-à-vis de ceux qui vont continuer à vivre alors que je serai mort.
Caoutchouc
La seule piste qu’il indique, c’est la voie de la vie elle-même. L’enfant qui naît et qui garantit la continuité du monde à celui qui s’en va; les élans qu’on a encore quel que soit l’âge; les souvenirs qui demeurent, parfois précieux, parfois tordus; les fêtes et les projets encore à faire; et, finalement, savourer pleinement la joie de recevoir enfin, des bottes de caoutchouc à sa taille, qui vous protégeront du froid et des frimas.
Henning Mankell, Les Bottes suédoises, trad. du suédois par Anna Gibson, Seuil, 356 p.