Douna Loup: «André Dhôtel, maître buissonnier»
MENTOR
Chaque semaine, un écrivain présente l’auteur classique qui l’inspire et le nourrit. Douna Loup a choisi André Dhôtel

«Il ne se sentait pas mûr pour cette solution désespérée qui consiste à adopter un mode de vie normal.» C’est une phrase d’André Dhôtel. Je l’aime beaucoup cette phrase. Sûrement parce que je ne me sens toujours pas mûr moi non plus. Depuis que je le relis dans l’idée d’écrire sur ses livres, je suis submergée par ses phrases, j’en ai beaucoup trop relevé, souligné, j’aurais envie de les citer toutes, de les faire entendre. Il y a une sorte de magie difficile à nommer qui se dégage de sa musique.
Dhôtel est pour moi un maître buissonnier, il m’invite à sortir, à ouvrir les portes, à regarder au bout du chemin et à suivre ses personnages vagabondant au hasard des ruisseaux et des herbes hautes, à retrouver en moi, ce même chemin sauvage, l’éblouissement pour les choses simples, comme un retour d’enfance. Du très grand sérieux et de la très grande adhésion au monde vécus dans l’enfance.
Le cerveau rationnel peu à peu est obligé de se taire dans la lecture des livres d’André Dhôtel, et sûrement que ceux qui y tiennent, à cette raison, à ses repères ne peuvent pas se résoudre à se perdre en ces romans sauvages où les héros semblent ne pas se fier à leur raison rationnelle mais se laissent porter au gré d’un courant qui ressemble au vent qui vous pousse dans le dos ou au hasard qui a ses raisons. C’est peut-être ça qui me fascine et m’apaise dans les récits de Dhôtel, dans ces phrases. C’est que les herbes ont des choses plus importantes à nous dire que les patrons.
Dans ces romans, se faire une place, faire carrière est toujours le cadet des soucis des personnages qui tracent néanmoins leur route d’aventures en découvertes dans les quartiers et les campagnes dans lesquelles ils s’adonnent à toutes sortes d’activités, déambulations hasardeuses, photographies, collection d’insectes, de timbres, passion pour l’archéologie, cours de grec, botanique. Ces livres sont sûrement à déconseiller dans toute entreprise sérieuse, un employé pourrait bien se trouver, au fur et à mesure qu’il tourne les pages de La chronique fabuleuse, convaincu de la nécessité de se «perdre à travers les départements colorés par les blés, l’herbe, les coquelicots et la chicorée.»
C’est à pied, à vélo ou encore à cheval que les hommes et les femmes de ces livres mesurent leur rapport à ce paysage qui les contient. Ils vont donc lentement. Ils passent parfois des après-midi entiers à observer une friche dans laquelle ils attendent que surviennent une silhouette ou un événement.
C’est apaisant de lire les livres d’André Dhôtel. Mais je les déconseille aux personnes sérieuses «qui tiennent à occuper une situation si minime soit-elle et à s’intégrer parfaitement à une société vouée à la science et au travail obligatoire.» Je les conseille par contre à tous ceux qui préféreront se reconnaître dans la description des amateurs du philosophe Stanislas Peucédan «philosophe qui n’est connu que de rares personnes, étudiants désintéressés, vieilles dames qui arpentent le monde pour dessiner des arbres morts […] auteurs de poèmes qu’ils n’écrivent que l’hiver sur la buée de leurs carreaux, bref les gens curieux de mille choses».
C’est bien ce rapport direct, curieux, intimement personnel et impertinent, sans codes qu’entretiennent Damien, Jonas, Pulchérie, avec leur propre vie et les grandes questions, qui me plaît tant. Ils sont dans le singulier très singulier, jamais dans la norme. Les codes, ce sont eux qui les tracent, comme Léopold et Cyrille qui dessinent sur les trottoirs sans bien savoir pourquoi dans Des trottoirs et des fleurs (1981) ou cet inconnu dans Lumineux rentre chez lui (1967), qui écrit chaque jour sur une des parois de l’ascenseur de son immeuble une phrase particulière glanée au fil de ses lectures.
Les femmes aussi échappent aux codes chez André Dhôtel, elles ne sont pas assignées à des rôles d’amoureuses ou de potiches, «Elle s’enchantait de tout changement. Elle ne voulait s’attacher à rien […] Sa seule passion c’était de rompre à un moment imprévisible.» Marina: «J’aurais dû être abattue par quelque crapule civilisée ou sauvage mais on avait peur de moi.»
Il ne s’agit pas pour tous ses personnages de se faire remarquer, mais plutôt, me semble-t-il, de suivre cet élan qui est aussi en nous et qui fait pousser l’herbe et tomber la pluie, de le suivre parce qu’on n’a pas d’autre choix finalement, d’autre choix que d’adhérer à cette vie telle qu’elle est, avec pour seule révolte, la poésie qui rayonne. Dhôtel me rappelle à ce lieu sauvage.
Douna Loup
Douna Loup est l’auteure de romans et de pièces de théâtre. Ses thèmes de prédilection sont la liberté d’être, d’aimer, de créer. Après «L’Embrasure», premier roman qui fait une large place à la forêt, elle poursuit son travail d’écriture depuis la Bretagne où elle vit.
Profil
1982: Naissance à Genève. Enfance dans la Drôme (France).
2000: Voyage à Madagascar.
2010: «L’Embrasure» (Mercure de France), Prix Senghor du premier roman, Prix Dentan, Prix Schiller découverte, Prix Thyde-Monnier de la Société des gens de lettres.
2012: «Les Lignes de ta paume».
2015: «L’Oragé» (Grand prix du roman métis, Prix du Salon du livre de Genève).