Elly est en couple avec Danis. Danis entretient une histoire avec une autre femme, V. Elly est amoureuse d’un autre homme, Jonas. Pourtant, Elly et Danis s’aiment et continuent de vivre ensemble. Leur couple explore une autre façon de cheminer, hors des modèles. Chez Douna Loup, déploiement des sentiments, de l’âme et du corps va de pair avec liberté de style. Le lecteur le sait dès qu’il ouvre Déployer, dont les cahiers ne sont pas reliés entre eux.

Le roman est composé de sept livrets, à lire sans ordre imposé, chacun proposant un point de vue légèrement décentré par rapport aux autres. C’est le côté «poésie combinatoire» de l’œuvre, évoquant le recueil Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, publié en 1961 (par son découpage, il permettait au lecteur d’associer lui-même les vers de Queneau).

Les Editions Zoé ont pris ce risque éditorial, elles ont osé, une nouvelle fois (après le roman-feuilleton Stand-by), sortir des formats habituels pour en explorer d’autres. Manière de rappeler que le livre, l’objet livre en papier, est un terrain de jeu et de combinaisons qui n’appartiennent qu’à lui, qu’il met à contribution le corps et les sens pour façonner un récit.

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Le véhicule du désir

De corps et de sensualité, il est beaucoup question dans ces pages. Dans une société conditionnée, introvertie, où chacun reste «à sa place», Douna Loup nous invite à nous «déplacer». C’est paradoxalement dans une gare qu’Elly se rend compte de notre immobilisme, une scène décrite dans le cahier portant le titre «Lettres de la chambre secrète»: «Nous ne partageons rien, nous subissons cette promiscuité forcée. Est-ce le mobilier urbain qui nous isole, nous glace?»

Le propre de la littérature n’est-il pas de nous mettre en mouvement, pour acquérir une conscience plus vaste? Comme l’amour, l’amour physique, dont la narratrice, et l’auteur à travers elle, décide de parler sans fausse pudeur ni narcissisme. C’est ce chemin-là que raconte Déployer: celui d’une femme qui accepte d’aller à la rencontre de son manque et de vivre, même avec ses douleurs. Qui accepte d’«être soi plus grand et ouvert partout».

Prière collective

Chez Douna Loup, écrire, nommer ne veut pas dire «définir», c’est-à-dire figer, «finir». Le couple vit et se transforme comme un jardin. L’autre est rendu à son altérité, on ne peut l’«enclore». Elly et Danis cheminent côte à côte, parfois sans se connaître, parfois la peur au ventre, mais libres. «Marcher ensemble est une prière collective», peut-on lire dans le cahier intitulé «Cette nuit-là».

Ce roman en pièces détachées, sans plan de montage, délicatement rhapsodique et circulaire, fait aussi la part belle au quotidien, essentiel: le jardin, la musique, les tartes aux pommes. «Je veux t’entendre lire. Je veux te regarder travailler le bois. Je veux toucher ton corps et goûter ton enthousiasme à me parler des fraises.» Le roman inclut les filles du couple, Eva et Mona. L’aînée, Mona, 15 ans, fugue, monte dans un train au lieu d’aller à l’école, disparaît pour sortir des sentiers battus et émerger à elle-même.

Goulée d’air

Le roman s’ouvre à une dimension plus large, politique et sociale, avec la visite d’un camp de réfugiés et les rencontres qui y ont lieu; plus grave aussi, avec l’évocation de la mort et du corps d’un jeune homme de 16 ans dans un centre funéraire. Il y a la douleur, le viol subi par Elly lorsqu’elle avait 2 ans, et que la narratrice revisite par trois fois dans ces cahiers. Comment aimer librement avec cela, ce traumatisme, enfermé dans le corps? Rien, là non plus, n’est défini. Malgré la richesse des thèmes abordés, le texte n’est pas dispersé pour autant: tendu, pluriel, ramifié et poreux, il inclut même l’indicible. Ouvrir Déployer, c’est respirer une goulée d’air, parfois inflammable, c’est se réchauffer le corps et le cœur.

La belle intranquillité

Née à Puplinge, dans le canton de Genève, Douna Loup a publié trois romans au Mercure de France. Le premier, L’embrasure, en 2010, explorait déjà la forêt et la nuit. Un homme était retrouvé mort dans la forêt, un carnet de notes à ses côtés. Les lignes de ta paume, deux ans plus tard, s’inspirait de la vie d’une artiste autodidacte, proche de la nature. Puis ce fut, en 2015,L’oragé, qui retraçait le destin de deux figures de la littérature malgache des années 1920, Jean-Joseph Rabearivelo et Esther Razanadrasoa, dite Anja-Z. De nouveau, il était question d’écriture et de liberté. Douna Loup, qui connaît bien Madagascar, créait un style pour traduire les chocs et les étreintes entre les langues malgache et française.

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En 2019, c’est comme si elle n’avait plus besoin d’avoir recours à des personnages de fiction ou à des figures historiques, et pouvait se centrer sur son vécu, même si le travail romanesque est à l’œuvre pour permettre plus de liberté, d’ampleur, de «décentrage». La sexualité devient sous sa plume une voie pour devenir de plus en plus soi. Un moyen de connaissance de soi et des autres. «C’est beau aussi, de se dire que nos corps sont faits de cette possibilité d’être augmenté par l’autre.»

Douna Loup laisse volontairement certaines phrases ouvertes, sans point, et invente des mots. Toujours avec la même délicatesse, elle trace son chemin dans la forêt et la nuit des mots, comme ce loup qu’elle s’est choisi pour nom de plume. «Et c’est cela le plus important. Etre certain de ne rien savoir par avance ni de soi ni des autres et aller ainsi dans la chair inconnue suave.» A sa suite, elle nous entraîne dans sa belle intranquillité, et nous n’avons plus peur.


Douna Loup, «Déployer», Zoé, 208 p.