Les drôles de rumeurs de Jérémie Gindre
livres
Dans «Trois Réputations», l’auteur genevois cartographie des lieux légendaires en s’amusant des destins funestes d’un trio d’incompris

On dit de Jeannie Plantier qu’elle est la cause des tous les maux, dans une vallée encaissée des Alpes du Sud saccagée par la construction d’un barrage. L’exploitation industrielle a transformé la région en paysage désolé. Les eaux de la Durance ont englouti son village. Dans ce décor de triste fable environnementale, la perte attise la colère débordante de cette femme, réfugiée quelque part dans sa zone à défendre.
La narratrice, sa sœur, rapporte les faits à la radio locale. On dit que, par vengeance, Jeannie a mis la foudre au Gros Mélèze à l’aide d’une barre métallique. «Autrefois elle était considérée comme une forte tête, une montagnarde typique, une sorte d’idiot du village. Maintenant c’était une paria, elle était accusée de tout et n’importe quoi.» Jeannie Plantier finira mal.
Mauvaises réputations
Vrai? Faux? L’histoire est colportée, sans doute exagérée dans l’oralité. Mais la mauvaise réputation s’est répandue, dans Foudre sur conifère, première des trois nouvelles du recueil tragicomique de Jérémie Gindre Trois Réputations. C’est sur ce motif récurrent que le Genevois façonne des légendes, cartographie des lieux à la fois fictifs et réalistes en imaginant les épopées de fortes têtes dont on parlera longtemps. A chaque fois, le récit nous est raconté indirectement: à la radio, au lecteur d’un bon plan de guide touristique, et même à un chien.
Lire aussi: Randonnée au fil des losanges de signalisation
Dans la seconde novella, Moment inoubliable de pur bonheur à Castel Chiflo, un certain Epke Janssen, Robinson moderne, a peu à peu perdu la raison sur La Blanquilla, dit-on, une île des Caraïbes où il s’était réfugié à jamais pour oublier un amour déçu de jeunesse. Solitaire aigri et paranoïaque, incompris des autochtones, cet antihéros hollandais a érigé de ses mains un château devenu l’attraction touristique phare de l’île, dont la brochure narratrice ne cesse de nous vanter les mérites: «La paix royale, la solitude et les pieds dans l’eau, c’est par ici.»
A travers le portrait de ce maudit Janssen disparu dans l’anonymat, Jérémie Gindre ne se prive pas de railler notre rapport illusoire aux dernières fictions d’une Nature vierge et luxuriante.
Humanité ridicule
C’est que la présence de la nature est un matériau fondamental dans ces trois aventures où les humains se frottent obstinément aux éléments tels des Icare maladroits. Cette mise en scène par l’absurde du rapport qu’entretiennent les humains au non-humain traverse en général l’œuvre pluridisciplinaire de Jérémie Gindre, qui «n’a jamais tranché entre arts plastiques et littérature».
Les correspondances y sont nombreuses: installations, roman-photo, bandes dessinées, cahiers d’artiste. Il recolle, rassemble. La nouvelle qui clôt Trois Réputations a d’ailleurs été initialement publiée en 2011 à la suite d’une résidence au Centre interfacultaire en sciences affectives et neurosciences de Genève.
Mais dans cette trilogie sur le mythe ordinaire, l’humour discret et faussement naïf de Jérémie Gindre est le véritable héros. Il agit en pointillé, factuel, «dans la lignée de Bouvard et Pécuchet» lit-on en quatrième de couverture. Jusqu’à nous faire jubiler d’un incident tragique dans le désert du Mojave, dans la dernière partie. Bill Ronson, chercheur d’or «gentil mais borné», travaille sur la même mine que le narrateur qui rapporte l’affaire à son chien. La barre à mine qu’il bichonne plus que sa femme provoque une malheureuse explosion et traverse le crâne de Bill Ronson.
Lire également: Un roman qui joue aux cow-boys et aux Indiens et découvre un nouveau monde
Miracle inexplicable, il n’en meurt pas! Il reste quand même affublé d’un trou béant, et portant sa barre en trophée, il finira, délirant, par faire vivre un enfer à ses proches. «Son œil gauche lui donnait un certain genre. Par contre sa compagnie est devenue vraiment pénible.» Alors que la poussière se lève sur le grand Ouest américain – autre territoire récurrent des livres de l’auteur genevois – Bill Ronson deviendra ce que le titre de cette nouvelle dit tout simplement: un trou célèbre.
Roman
Jérémie Gindre
Trois Réputations
Zoé, 128 p.
Rencontres avec l’auteur:
A la libraire La Dispersion, rue des Vieux-Grenadiers 10, à Genève, jeudi 16 janvier à 18h30.
A la Librairie du Boulevard, rue de Carouge 34, à Genève, mercredi 22 janvier à 18h.