Cette fièvre d’action sauve. Comme Musset, comme Hugo, comme tant d’autres, Alexandre est l’enfant d’une époque qui ne se remet pas des révolutions ratées de ses aînés. Ces échecs sont une plaie. Mais aussi le ressort d’une élévation: artistique et individualiste. De l’utopie révolutionnaire, Alexandre Dumas a hérité le souffle et l’abattage. On ne change pas l’Histoire. On la récrit, on lui donne des visages, aimables, héroïques parfois, on la pare d’une grandeur qu’elle n’a pas. L’époque, qui est romantique, réclame des sensations: le retour du refoulé historique, c’est-à-dire l’effroi, à condition qu’il soit assimilable. Avec Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, La Reine Margot, écrits dans le même temps que Monte-Cristo, Dumas répond à cette demande.
Le Comte de Monte-Cristo, pourtant, se distingue. Alexandre Dumas y embrasse son temps. Pas celui d’Henri III ou de Richelieu. Celui de Napoléon défait, des Bourbons revenant, de la révolution de Juillet 1830 qui sacre Louis-Philippe, surnommé le roi-poire. Il y a du Balzac, dans ce Dumas-là.
L’histoire, c’est celle d’une restauration – au sens politique et affectif – impossible. Edmond Dantès, un jeune marin, entre au service d’un armateur, du nom de Morrel. On est en 1815, à Marseille, l’empereur est sur le point de revenir – un intérim de 100 jours avant Waterloo et ses chevaux éventrés. Edmond a de la grâce, le don de la mer, et une fiancée, Mercédès, qui éblouit le port. Edmond a aussi trois amis, hélas, qui le jalousent. Trois traîtres en proie à l’ambition: Villefort se voit déjà prince du prétoire, Danglars financier tout-puissant, Fernand Mondego général. Ils conspirent, Edmond est jeté en prison, au château d’If. Treize ans de cachot. Son père meurt de chagrin, Mercédès épouse Fernand, les Bourbons assoient leur légitimité, les cyniques bombent le torse.
Les purs se noient. Les patriarches s’étranglent. L’heure est aux petits arrangements. Alexandre Dumas se rappelle son propre père, héros de la Révolution, puis général humilié, déclassé par Napoléon pour avoir refusé de lui faire allégeance. La suite du Comte de Monte-Cristo peut se lire comme la fiction d’une réparation. La prison est initiatique: Edmond y rencontre le mystérieux abbé Faria, qui lui apprend l’existence d’un trésor, comme on fixe un cap à un futur ressuscité. Lazare s’évade, trouve l’or et les bijoux promis, renaît à la lumière sous le nom de comte de Monte-Cristo. Un nouvel homme, justicier d’acier, artiste et milliardaire, esthète mélancolique, pure volonté à l’œuvre surtout – projection aussi d’une époque qui fantasme sur la surhumanité.
Monte-Cristo, c’est la justice faite projet. Il démasque, châtie, jouit de son théâtre. Le bonheur du lecteur est là: dans la débâcle des imposteurs ramenés à leur cloaque. Fresque consolatrice, alors? Non. Si le héros accomplit sa mission, le deuil, lui, ne passe pas. Des pages émouvantes évoquent la détresse des pères châtrés – l’armateur Morrel, par exemple. La puissance de Dumas est celle d’un enfant en colère. Dans ses Mémoires, il cite ce dialogue entre lui, petit garçon, et sa mère: «Où vas-tu?, me demanda-t-elle, étonnée de me voir là, quand elle me croyait chez mon oncle. – Je vais au ciel, répondis-je. – Comment, tu vas au ciel? – Oui, laisse-moi passer. – Et qu’y vas-tu faire, au ciel, mon pauvre enfant? – J’y vais tuer le bon Dieu, qui a tué papa.»
Monte-Cristo, c’est la justice faite projet. Le héros démasque, châtie, jouit de son théâtre