«Ecrire est un bon moyen de faire revenir les disparus»
Livres
Colombe Schneck poursuit l’exploration de son histoire familiale avec les intentions d’une romancière et la méthode d’une journaliste

Il y a quelque chose de pagnolesque dans le titre du dernier livre de Colombe Schneck, même si les cigales chantent peu dans Les Guerres de mon père. Pourtant, Gilbert Schneck aimait dépenser sans compter au seul prétexte de «fabriquer de bons souvenirs»: voitures, vêtements, bijoux, tableaux. Collectionneur de femmes et d’objets, boulimique de plaisirs, bon vivant à l’insubmersible sourire qui refusait obstinément de parler des «choses qui fâchent». Ce système de parades hédonistes, c’est le masque des résilients. Quand on a vécu l’indicible – l’humiliation, la peur, l’exil, la destruction – à qui d’autre peut-on se fier sinon aux joies du présent? Quand le chaos de la guerre d’Algérie s’ajoute au trauma de la Seconde Guerre mondiale, quand la violence arrache les branches les plus vitales de l’arbre généalogique, le silence est-il une option?
Lorsqu’il s’invite dans une lignée, le déni n’est pas facile à déloger. Colombe Schneck, la fille adorée de son père, a 23 ans lorsqu’il décède des suites d’une maladie cardiaque. Elle fait barrage au cataclysme en gelant l’idée même de sa mort. 25 ans plus tard, comprenant enfin qu’il ne reviendra pas, elle entame sa résurrection littéraire: «Ecrire, c’est un bon moyen d’être accompagné d’un mort. J’étais heureuse en écrivant ce livre, j’avais le sentiment qu’il était là, mort, mais présent», nous confiait-elle à l’occasion d’un passage à Lausanne.
Traque nazie
Gilbert Schneck est né à Strasbourg en 1932. Ses parents avaient fui l’Europe de l’Est et les premières vagues antisémites du XXe siècle. Ils venaient de Galicie, de Transylvanie, de pays bientôt rayés de la carte du monde, sacrifiés aux occupations successives. Ils pensaient trouver refuge en France, mais les exils s’enchaînent. Gilbert n’a pas encore 7 ans lorsque sa famille quitte l’Alsace pour la Dordogne. Blondinet aux yeux clairs, il a de bons atouts. Mais il n’aurait pas échappé à la traque nazie s’il n’avait pas été protégé et caché par des voisins ou des résistants. Des hommes et des femmes ordinaires qui, par bon sens ou par conviction, se sont engagés contre la barbarie.
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Il fallait citer des noms. Tant qu’on ne désigne pas les bourreaux, les victimes sont condamnées à penser qu’elles sont à l’origine de leur malheur
Ces gens, Colombe Schneck a cherché à les retrouver: «Si mon père avait gardé sa foi en l’humanité, s’il aimait tant les autres, c’est parce qu’il avait rencontré des Justes.» Un été, confié à un instituteur en Haute-Garonne pour échapper aux rafles, Gilbert apprend à pêcher la truite à la main. Cet épisode d’allégresse dominera ses souvenirs d’enfance, éclipsant ceux, plus douloureux, des nuits de clandestinité.
Pour pouvoir rendre hommage à ces sauveurs, Colombe Schneck devait d’abord se débarrasser des coupables – maires, préfets et petits employés de bureau occupés à dresser des listes de déportation. Journaliste avant d’être écrivain, elle a fouillé de nombreuses archives, ces «minuscules assises» grâce auxquelles les citoyens peuvent encore contester les discours officiels de l’administration. Elle fait défiler les captures sur l’écran de son téléphone. Des rapports, des notes, des fichiers qui racontent l’organisation méthodique des persécutions. La première partie des Guerres de mon père est consacrée à leurs auteurs: «Il fallait citer des noms. Tant qu’on ne désigne pas les bourreaux, les victimes sont condamnées à penser qu’elles sont à l’origine de leur malheur.»
Une lourde stèle de silence
Une culpabilité qui entraîne la honte. Honte de l’exil et des racines atrophiées. Honte d’être constamment poursuivi par la police pour la seule faute d’être né juif, comme s’il s’agissait d’un délit. Honte encore, lorsqu’à 17 ans, dégustant enfin sa jeunesse, Gilbert voit son nom faire la une des journaux. Ce n’est pas la gloire précoce du futur médecin. C’est un fait divers sordide doublé d’un drame personnel: son père vient d’être assassiné. Le meurtrier serait son jeune amant mal entretenu. L’affaire n’est pas claire, la rumeur se déchaîne. On aurait retrouvé son corps découpé en morceaux dans une valise sanguinolente. Dans la presse, Majer Schneck est dépeint en homme de peu de mœurs, malingre, dépressif, magouilleur. Nous sommes en 1949, l’homosexualité est une dépravation.
Gilbert Schneck, déjà stigmatisé par le divorce de ses parents, devient orphelin d’un père scandaleux. La blessure rejoint le cimetière des événements dramatiques de sa vie, fermé d’une lourde stèle de silence. Colombe Schneck l’apprendra en tombant sur un Paris Match planqué dans un tiroir de bureau. En 2006, elle rouvre ce dossier sensible et en tire un premier roman, L’Increvable Monsieur Schneck. Depuis, son histoire personnelle n’a cessé d’alimenter son geste littéraire.
Vivre éperdument
En 2009, avec Val de Grâce, elle raconte les enchantements d’une enfance choyée, seul rempart possible aux fantômes de la Shoah. En 2012, dans La Réparation, elle cherche la cousine de sa mère, disparue à Auschwitz en 1943. Sa grand-mère Paulette, son oncle l’écrivain Pierre Pachet, Hélène, sa mère, taiseuse parce que meurtrie… Ces lieux et ces personnages réapparaissent dans Les Guerres de mon père comme une constellation de trajectoires noueuses. Elles complètent le portrait d’un homme qui, porteur des stigmates de l’Histoire et témoin des horreurs de son époque, avait pris le parti de vivre et de chérir éperdument.
Sa fille s’est longtemps débattue dans son souvenir, incapable de se laisser aimer par d’autres, louvoyant entre les zones d’ombre du roman familial, négociant avec les non-dits. Derrière cette enquête biographique, on devine finalement comme une entreprise d’effeuillage: en remplaçant les fables que son père inventait par des faits avérés, en rendant à chacun la responsabilité de ses actes, en sauvant de l’oubli les lambeaux d’insouciance, Colombe Schneck libère son père de son statut glacé d’idole et lui offre une place aux côtés des héros imparfaits mais vaillants que la littérature consacre.
Colombe Schneck, «Les Guerres de mon père», Stock, 342 p.