Les écrivains russes lisent les écrivains suisses (3): Nikolaï Aleksandrov et Peter von Matt
Genève-Moscou et retour
Le Salon du livre de Moscou s’est tenu du 27 novembre au 1er décembre avec la Suisse pour invitée d’honneur. A cette occasion, quatre auteurs russes, en partenariat avec le magazine moscovite «Snob», ont accepté de faire la critique de quatre livres suisses. Troisième épisode, le critique Nikolaï Aleksandrov a lu «La Poste du Gothard», l’essai sur le mythe alpestre de Peter von Matt.
■ Les auteurs
- Peter von Matt, originaire de Nidwald en Suisse centrale, vit à Zurich. Longtemps professeur de langue et littérature allemandes à l’Université de Zurich, il se consacre aujourd’hui à l’écriture d’essais et de romans. «La Poste du Gothard» a reçu le Prix suisse du livre en 2012 et va paraître aux éditions Zoé.
-Nikolaï Aleksandrov est un critique russe.
■ Lecture de «La Poste du Gothard» de Peter von Matt par Nicolaï Aleksandrov (traduit du russe par Marion Graf)
Le brillant ouvrage de Peter von Matt pourrait s’appeler «Croquis de l’histoire de la littérature suisse». L’auteur, en effet, considère les écrivains les plus brillants des deux derniers siècles, d’Albert von Haller à Urs Widmer. Chacun d’entre eux devient le héros d’un chapitre – voire de plusieurs. Mais si une série de croquis suppose une certaine discontinuité, le livre de von Matt surprend par sa cohérence et sa conception magistrale. Et l’enjeu s’en trouve fortement élargi.
Même dans les milieux cultivés, même aux yeux du lecteur instruit, même pour les germanistes et les philologues, le phénomène de la littérature suisse, à la différence des littératures allemande, française ou italienne, reste une énigme. D’accord, bien sûr, on connaît peut-être Friedrich Durrenmatt et Max Frisch, et aussi Robert Walser, mais quant à savoir où réside leur spécificité d’auteurs précisément suisses, il n’est de loin pas possible à chacun d’y répondre. Or, c’est précisément ce problème – le phénomène de la culture (de la littérature) suisse – qui sous-tend le sujet et la structure du livre de von Matt. Pour cette raison, il serait opportun d’y voir une phénoménologie de la littérature suisse. Von Matt écrit sur le mythe de la Suisse et sa place dans la culture européenne. La littérature, pour lui, reflète la genèse d’une vision du monde suisse, d’une conscience nationale, ce qui n’exclut pas du tout une analyse attentive de la poétique des œuvres singulières.
Tout commence par un tableau : «La poste du Gothard» de Rudolf Koller. Le veau réussira-t-il à se sauver? – souvent, dans notre enfance, nous nous sommes posé cette question, avec un mélange d’angoisse et d’exaltation. On retrouvait partout les reproductions de La poste du Gothard, dans les calendriers et les magazines illustrés, et invariablement, cette question revenait. La vitesse des chevaux doit être considérable. Les deux chevaux bais attelés à l’arrière donnent une impression plutôt docile, il semblent même courir plus lentement que les trois autres, bien que la chose soit impossible ; mais les chevaux blancs, éblouissant, crinières au vent – est-il possible de les retenir, de freiner leur course folle ? Et malgré tout, le postillon garde un calme surprenant, sur son siège. Il semble même encourager son équipage. N’a-t-il pas vu le veau ? Ou ne sait-il pas que la diligence, si elle heurte l’animal sans défense, va se renverser ? » Von Matt reviendra à plusieurs reprises à la lecture allégorique de ce tableau. Le veau sans défense, c’est la nature, l’idylle suisse, chantée par von Haller dans son poème «Les Alpes » ; la voiture lancée à fond de train, c’est le progrès, la course accélérée de la civilisation européenne. Cette furieuse course au bien-être dans laquelle l’Europe progressive entraîne la Suisse se justifie-t-elle ? Peut-on voir le but dans le futur – ou le but se situe-t-il aux origines, à l’idylle du passé ? Faut-il toujours se soumettre à la volonté de la majorité, ou la vérité de l’individu peut-elle l’emporter, dans le débat qui l’oppose à l’unisson du chœur social ? Comment concilier le principe que représente von Haller – la liberté, la nature, la raison – avec les exigences démocratiques et progressistes du temps, et quelle est la place de la Suisse dans le cercle des autres pays européens ?
Ces questions définissent la spécificité de l’analyse des textes littéraires, et ramènent l’auteur à la scène du tableau de Koller. L’histoire de l’abattage du vieux chêne dans «Les Gens de Seldwyla» de Gottfried Keller, où les vains efforts d’un individu isolé pour sauver l’arbre vénérable qui incarne un passé mythologique, se heurtent à la résistance aveugle de la majorité, le roman de Beat Sterchi La Vache, sur la mort d’une vache de race ¬– développent le même sujet : le veau menacé par la folle diligence. «L’Araignée noire» de Jeremias Gotthelf – tableau de l’irresponsabilité collective qui s’instaure dès lors que l’action collective semble disculper chaque individu – est un exemple de réflexion littéraire sur les principes de la démocratie. Henri le Vert de Gottfried Keller, La Visite de la vieille dame de Friedrich Durrenmatt sont deux textes majeurs dans l’appropriation d’un autre thème typiquement suisse : le voyageur qui revient au pays et considère sa patrie avec des yeux neufs. Et lié à ce thème, l’enfermement, la clôture, l’autonomie de la Suisse par rapport aux autres pays européens. Dans la littérature, von Matt déchiffre une façon de construire peu à peu les bases de la mentalité et de la société helvétique: la démocratie, la liberté individuelle et le progrès, liés à un passé naturel idyllique, et la fermeture sur soi, alliée au désir de sortir des limites et des frontières d’un paysage culturel.
(Traduit du russe par Marion Graf)