Les auteures

- Catherine Lovey est née en Valais et vit près de Vevey. Elle est l’auteur de trois romans, L’homme interdit , (Zoé, 2005, Prix Schiller Découverte), Cinq vivants pour un seul mort , (2008) et Un Roman russe et drôle (2010). Dans ce dernier livre, elle questionne avec humour et mélancolie le destin de Mikhaïl Khodorkovski, l’oligarque emprisonné.

- Marina Stepnova est née en 1971 dans la région de Tula et vit aujourd’hui à Moscou. Elle est l’auteur de recueils de nouvelles et d’un roman «Le chirurgien» qui lui a valu d’être en piste pour le prix russe du Best-seller.

Lecture de «Un roman russe et drôle» par Maria Stepnova (traduit du russe par Marion Graf)

L’héroïne du roman de Catherine Lovey aime la Russie. Tout comme Catherine Lovey, je parie. Ça arrive. Ma meilleure amie, Allison, Américaine de naissance, est elle aussi l’esclave consentante de notre insondable patrie. Elle a vécu cinq ans chez nous dans les années 1990. Elle a végété dans des turnes surpeuplées, elle a connu les tickets de tabac, le mémorable spirt «Royal »... Elle se souvient à jamais du jour où, après avoir bu un coup à la santé d’Anton Pavlytch Tchekhov, elle a essayé de rejoindre les souterrains du métro de la capitale. Un brave policier lui a barré le passage. Faisant vaillamment un barrage de son corps pour la protéger. Et vous savez ce qui, aujourd’hui encore, réchauffe le cœur de ma chère Allison? Qu’on n’ait pas reconnu en elle une Américaine. « Les Américains ne boivent pas autant ! » Il y a, semble-t-il, de quoi être fier. Allison me téléphone tantôt de Washington, tantôt de Los Angeles, elle pleure et m’assure que non, que décidément, je ne comprends pas dans quel pays divin je vis. Je ne le nie pas. Je ne comprends pas. Non, vraiment. L’amour est aveugle. Et en plus, quasi personne n’a le contrôle de son propre subconscient. Les femmes en tout cas pas. Donc, Catherine Lovey a écrit un roman sur l’amour aveugle de la Russie qui remplit le subconscient de ses héros. Rien à dire, c’est un endroit respectable.

Et puis, c’est un roman sur Khodorkovski.

Si vous croyez qu’ « Un roman russe et drôle » parle de politique, vous vous trompez. Pour rien au monde je ne lirais un livre qui parle de politique. J’ai l’impression que Catherine Lovey n’écrirait pas sur la politique.

Khodorkovski, dans le roman, est un personnage de conte. Comme la ligne d’horizon que l’on n’atteint jamais. Peut-être n’existe-t-elle pas du tout. Et Khodorkovski non plus. En tout cas, la journaliste moyennement fortunée débarquant d’une Suisse moyennement fortunée ne croit pas tout à fait elle-même qu’elle atteindra les fameuses portes de l’enfer. Elle veut simplement aller en Russie. Elle l’aime, comprenez-vous ? Elle y a déjà vécu – et la Russie est restée à jamais dans son cœur. Si bien qu’on peut dire qu’ « Un roman russe et drôle » raconte comment on essaie de s’immerger une seconde fois dans le fleuve de la jeunesse, comment on s’en croit capable. Alors qu’en fait, on ne fait que piétiner sur un rivage couvert de crachats et de détritus. Ainsi, notre héroïne s’embarque pour la Sibérie (ah quel mot russe ! quel mot littéraire !) – à la recherche d’un Khodorkovski disparu. En réalité, elle veut retrouver ses vieux amis russes. Les nouveaux amis suisses, bien entendu, sont inquiets. Moi aussi, je me ferais du souci si Allison, tout soudain, allait s’embarquer pour la Papouasie - Nouvelle Guinée.

Tu vas aller en Sibérie ?

Ils parlent le tchèque, là-bas ?

Qu’est-ce que tu veux aller foutre en Sibérie ?

C’est pas un peu le pôle Nord ?

Ce livre n’est pas drôle, non. N’espérez pas.

L’héroïne disparaît. Se dissout. La Russie la fait tomber de sa manche comme une petite miette. Comme un grain de poussière venu s’y coller. Une petite Suissesse entêtée, on n’en entendra plus parler. Est-elle encore vivante ? L’a-t-elle trouvé, son oligarque en disgrâce ? Ou bien est-elle tout simplement descendue dans une vieille petite gare toute grise de givre pour filer en direction de la ligne de l’horizon, heureuse, amoureuse, laissant de menues empreintes presque invisibles sur cette terre russe infinie qu’elle avait eu l’idée de considérer comme sienne, comme sa patrie?

La patrie ? c’est là où est ton cœur.

Personne n’achète jamais le moindre morceau de terre russe dans le Monopoly du monde. C’est trop loin, trop froid, trop pauvre, trop gris. Seules les matières premières sous la terre sont intéressantes, mais hors de portée pour le commun des mortels. Et, dans tous les cas, terriblement salissantes.

Ce n’est pas notre héroïne, bien sûr. C’est son ami Jean. Un Suisse un peu timbré. En fait, non. Jean est schizophrène. Enchantés de faire connaissance. Croyez bien que c’est réciproque. Jean est le seul à s’alarmer de ce qui se passe dans cette histoire. Le seul à poser sur la Russie le regard raisonnable d’un fou clinique. Il n’est pas amoureux de notre pays, pas du tout. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne cède pas à sa séduction mortifère.

Toute la partie policière de ce livre – Pétersbourg prise dans les glaces, les recherches pour retrouver la fugueuse, les propriétaires de galeries d’art courant autour du globe – c’est tantôt Kafka, tantôt Hoffmann. Personne n’y comprend rien. Pas même le malheureux fou. Aucune loi, lois de la nature comprises, n’ont cours. Mais le plus dur se produit avec les gens.

Au début, je pensais que c’était moi le problème, mon état d’étranger et la méconnaissance des us et coutumes qui lui est liée. Je prends conscience peu à peu que ce n’est pas la bonne explication. Tout le monde est perdu, sans repère, à commencer par le Russe qui l’est intrinsèquement. La différence entre lui et moi, c’est que pour lui, il s’agit d’un état normal. Se faire rabrouer pour un oui, pour un non, s’aligner ici plutôt que là, s’entendre dire niet sans explication, entrer par les petites portes, subir sans broncher la stupidité et l’arbitraire parce qu’il a plus à certains que les choses demeurent, en dépit des apparences, arbitraires et stupides…

Pourtant, et en dépit de la citation, Catherine Lovey est toujours amoureuse de notre pays. On en reste confondu. On n’a pas l’habitude de se regarder de profil. C’est même désagréable. Moi, par exemple, jusqu’à l’âge de douze ans, je ne me souciais pas du tout de la tête que j’avais. Une gamine, un point c’est tout. Ce temps béni prit fin le jour où, comme j’étais toquée de La physique récréative de Perelman, je décidai à tout hasard de faire une expérience en combinant plusieurs miroirs. L’enjeu de l’expérience, hélas, m’échappa définitivement (la physique et moi, malgré tous les efforts de Perelman, ça fait deux), du moment que je ne tardai pas à perdre le contrôle de l’expérience. Pour la première fois de ma vie, je me voyais de profil.

Une véritable horreur! Franchement, aujourd’hui encore, je répugne à y penser. Une parfaite zombie, avec un nez invraisemblable, des orbites monstrueuses et des pommettes méconnaissables, écarquillait les yeux au fond du miroir. Encore aujourd’hui, c’est dur de s’en remettre.

Mais savez-vous ? C’était quand même moi.

Et sans ce regard de biais, dieu sait de quelles stupides illusions je me bercerais toujours. Peut-être qu’aujourd’hui encore, je me croirais séduisante et mignonne.

Ainsi, laissons Catherine Lovey manipuler de ses mains expertes les miroirs de son « Roman russe et drôle ». Même si dans l’un ou dans l’autre, nous allons nous apercevoir de profil. L’aperçu, c’est très possible, plaira même à quelques-uns. Les autres seront offensés, écoeurés. Vomiront de dégoût. Et tel ou tel, pourquoi pas, tombera amoureux. Pourquoi pas ? Si les Suisses peuvent tomber amoureux de la Russie, alors ça doit aussi être à notre portée.

Et dans la foulée, n’oubliez pas, je vous prie :

La Russie est un pays où l’on devient vite paranoïaque, je ne sais pas si vous pouvez le mesurer vous-même.

(Traduit du russe par Marion Graf)