Quand il se présente avec un nouveau livre – aujourd’hui Qui a tué mon père –, Edouard Louis n’est pas tout à fait reçu comme les autres écrivains. Il est devenu auteur en s’arrachant à sa terre d’enfance, à ses souffrances d’adolescent différent – «efféminé», «pédé», «tarlouze» dans l’œil et la bouche des autres – dans un milieu qu’il décrit comme pauvre, déshérité, ignorant et terriblement cruel à son égard. C’était En finir avec Eddy Bellegueule, paru au Seuil en 2014, il avait 21 ans, il était brillant et il est apparu comme un phénomène avant d’être un écrivain.

Lire aussi:  Un homme en colère

Edouard Louis vient d’une terre sans écriture, d’un village ouvrier de Picardie, d’une famille presque miséreuse. Son écriture se déploie dans la rage et dans l’urgence. Après la parution de ce premier roman, Le Nouvel Observateur se rendra là où Edouard Louis a grandi, pour un reportage auprès des habitants qui tournera à charge contre l’écrivain. Rencontre redoutable de la littérature et du réel.

La violence, espace d’écriture

D’Edouard Louis, la critique retient la violence, la souffrance, l’écriture dans la plaie. C’est vrai aussi de son second livre, Une histoire de la violence (Seuil, 2016) qui est le récit d’un viol subi. «J’ai voulu faire de la violence un espace littéraire», disait-il à la Radio suisse romande en 2014.

Lire également:  La violence en ligne de mire

Autofiction, tel est le genre qu’a choisi Edouard Louis. Comme Annie Ernaux, il veut «venger sa race». Car s’il a vécu, comme il le raconte dans En finir avec Eddy Bellegueule et Une histoire de la violence, la douleur et la contrainte dans sa chair, dans son âme, la violence, celle d’en haut, s’exerce d’abord contre toute la communauté d’où il vient.

C’est l’objet de ce nouveau livre, Qui a tué mon père. Là, la littérature rejoint la politique, avec décision. Ce n’est plus contre les proches d’abord, contre l’entourage de l’enfant et de l’adolescent puis du jeune homme que se déploie le récit, mais contre ce qui les entoure et les oppresse plus largement; contre ceux qui décident au premier chef – les responsables politiques, des présidents, des premiers ministres qu’Edouard Louis nomme avec fureur – et dont les décisions détruisent les siens. Au centre de ce dispositif, le père d’Edouard Louis, toujours en vie, mais qui appartient «à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce».

Déguisé en femme

La figure du père est paradoxale. Il y a la violence des mots de ce père, mais aussi une douceur poignante dans les récits et les images qu’on donne de lui ou qu’il donne – fugitivement à voir. Comme cette larme qui coule sur sa joue devant une scène d’opéra qui passe à la télévision. Ce père, dont Edouard Louis apprend qu’il a aimé danser, qu’il a été jeune et fou jadis. Ce père, dont il trouve une photographie où il est déguisé en femme. Ce père qui n’a pas de mots pour se dire ni pour dire, mais qui, au-delà du langage, n’est peut-être pas tout à fait impossible à rejoindre. Même s’il faut pour cela, que le fils passe par-dessus l’alcool, la maladie, le mutisme et les sarcasmes.

Dans ce livre-là, il y a de la tendresse et de l’amour. «Il me semble souvent que je t’aime», écrit Edouard Louis. Une compassion et une rage sans fin aussi face aux souffrances de l’homme. Le père broyé par l’usine, puis renvoyé. Puis obligé de travailler quand même, comme balayeur, malgré son handicap. «Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie.» Une vie détruite, une vie «négative» dont on a confisqué jusqu’au corps et jusqu’à la parole. Dans la didascalie qui ouvre le livre – le texte est destiné à la scène – l’auteur précise: «Le père est privé de la possibilité de raconter sa propre vie et le fils voudrait une réponse qu’il n’obtiendra jamais.»

Ce qui fascine chez Edouard Louis, c’est qu’il vient d’un monde sans mots, d’un monde qui ne peut pas se dire. Et le voilà pourtant qui manie le langage comme un maître. De son écriture blanche, efficace, précise, il décoche ses flèches et touche: «Je n’ai pas peur de me répéter, écrit Edouard Louis, parce que ce que j’écris ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité et de l’urgence, à celles du feu.» Une écriture en guerre.


Edouard Louis, «Qui a tué mon père», Seuil, 96 p.