«J’écris toujours le même livre; seuls les mots changent.» Trois ouvrages pour découvrir l’univers d’Eric Chevillard, puissant dynamiteur

«Le Désordre Azerty», une autobiographie déguisée, une année de journal et un recueil de formes brèves intitulé «Péloponnèse» dessinent l’univers d’un auteur très étudié et trop peu lu. Depuis «Mourir m’enrhume», il a pourtant publié une vingtaine de livres aux Editions de Minuit et, depuis 2009, il tient un blog quotidien

Genre: Récit
Qui ? Eric Chevillard
Titre: Le Désordre Azerty
Chez qui ? Minuit, 202 p.

Genre: Blog
Titre: L’autofictif vit sous les décombres
Chez qui ? L’Arbre vengeur, 236 p.

Genre: Proses
Titre: Péloponnèse
Dessins de Jan Voss
Chez qui ? Fata Morgana, 120 p.

Malheur à l’écrivain pour happy few. La critique se précipite sur ses nouvelles parutions, l’Université se penche sur son œuvre (lire ci-dessous), on organise autour d’elle colloques et tables rondes. Hélas, toujours manque le lecteur, celui qui, par son pullulement, comme par capillarité, engendre les best-sellers, hisse l’ouvrage en tête des meilleures ventes. Le cas d’Eric Chevillard illustre bien ce drame. Au chapitre «Chevillard» du Désordre Azerty, glosant sur son patronyme, il s’arrête sur la définition du dictionnaire: Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros et demi-gros. «C’est mal me connaître: je vends très peu, toujours au détail.» Pourtant, regardez sa bibliographie: depuis Mourir m’enrhume en 1987, vingt livres parus aux Editions de Minuit; un blog, L’Autofictif , tenu depuis 2009, où s’inscrivent quotidiennement trois billets, réunis chaque année en un volume dont le sixième vient de paraître aux Editions de l’Arbre vengeur, de petites proses, de la poésie ou des dialogues avec des peintres, et depuis 2011, dans Le Monde des livres, une chronique où l’auteur se livre à des exercices d’admiration ou de démolition.

Une œuvre importante

Au seuil de la cinquantaine, Eric Chevillard, absent des plateaux et des micros (et également, en conséquence, des prix littéraires) se trouve, comme à son étonnement, à la tête d’une œuvre importante, largement commentée dans les revues et les cénacles. Mais un fil, ironique et souvent barbelé, traverse L’Autofictif: le regret d’être si peu lu.

C’est dommage en effet – pour lui, mais surtout pour les lecteurs – que l’œuvre de Chevillard reste confidentielle. Si on a le goût du jeu avec les mots, des glissements de sens, du second degré, du paradoxe, des clichés retournés, de l’amplification délirante, si on admet l’absurde et ce qu’il déguise, l’enchantement opère. Il est vrai qu’il existe des réfractaires: «Certaines personnes ne comprennent rien à ce que j’écris, mais rien», constate l’auteur dans le chapitre «X» du Désordre Azerty.

Dans un tel cas d’allergie, il faut peut-être renoncer, mais non sans avoir mis son nez dans L’Autofictif ou dans des livres comme Oreille rouge ou Le Vaillant Petit Tailleur. Les amateurs de roman réaliste n’y trouveront pas leur compte, et si ces détournements, pour le premier du genre «récit de voyage» et pour le deuxième du conte de Grimm, ne convainquent pas, ce sera donc rédhibitoire.

Mais l’humour (souvent noir), la virtuosité, l’inventivité devraient exercer leur effet sur un grand nombre!

Clavier français

Si Chevillard fait éclater la forme du roman, du journal, du conte, de l’essai critique, il dynamite aussi l’autobiographie. Déjà dans Du hérisson, un «hérisson naïf et globuleux» se glisse entre les phrases et à l’intérieur de celles-ci et rend impossible le projet de l’écrivain. Le Désordre Azerty peut se lire comme une revanche sur cet échec: le livre se (dés) ordonne en suivant les lettres du clavier français, en courts chapitres. De «Aspe» à «Nuit de Neige», Chevillard livre des bribes d’autoportrait, peignant la figure de l’écrivain en asocial, misanthrope («Ennemi»), ami des animaux («Zoo»), observateur sarcastique des mœurs du milieu littéraire.

Il paralyse le roman classique en empêchant la marquise de sortir à cinq heures, démontre par le manque l’utilité de la virgule et de la ponctuation, mine la notion de genre, mesure l’écart entre le nom et la chose: «Nous avons donné des noms aux êtres et aux choses pour les asservir», écrit-il à propos du K du kangourou.

Son pessimisme foncier montre aussi son oreille (noire). Et sa mélancolie: «Ecrire est une certaine façon de mourir. C’est mourir en beauté.» C’est aussi une tentative d’agir: «Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous puissiez vous permettre de ne pas écrire?» La colère qui le prend devant ce gâchis s’est exprimée dans des romans très sombres (Sans l’orang-outan, Choir). Dans Le Désordre Azerty, il y a de la tendresse, de l’humour, beaucoup, et, à la lettre «N», un très beau passage sur la nuit, la neige et Noël: «Nuit blanche de neige. Neige noire de nuit.»

Agathe et Suzie

L’Autofictif continue le cheminement de l’écrivain sur le mode de l’aphorisme, de la chose vue, du haïku. La vie privée pointe: Agathe et Suzie y tiennent une bonne place. L’éloge de ce miracle, la fillette, fait écho au chapitre «Fille» du Désordre. Passe aussi l’ombre du père ou des amis disparus. Les brèves proses de Péloponnèse ou De qui se moque-t-on? dialoguent avec les dessins de Jan Voss: Chevillard y prend le parti pris des choses et le contre-pied des idées reçues. Ces trois ouvrages représentent trois registres d’une même démarche. Comme il l’a dit lui-même: «J’écris toujours le même livre; seuls les mots changent.»

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Eric Chevillard

«Le Désordre Azerty», p. 144

«Et vous donc, pourquoi n’écrivez-vous pas? ous l’êtes-vous parfois demandé? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade?»