A quoi ressemble l’au-delà? Eric Chevillard y a envoyé son alter ego. Reportage en direct

Le «Juste Ciel» l’est-il? Ce vingtième roman le décrit en administration tatillonne, avec la virtuosité coutumière d’un auteur qui sait déjouer les pièges du verbe

Genre: Roman
Qui ? Eric Chevillard
Titre: Juste Ciel
Chez qui ? Minuit, 144 p.

Que se passe-t-il après? Désormais, nous le savons. Albert Moindre nous renseigne. Et ce n’est pas un de ces innombrables témoignages de «couloir de lumière», d’«aveuglante clarté», livrés par ceux que l’aile de la mort a frôlés. Non, Albert Moindre est bel et bien décédé – violemment même – et nous suivons ses premiers pas dans l’au-delà. Ce n’est pas l’enfer – flammes, diables, tentations – ni le paradis – prairies éternelles, angelots – que nous ont fait espérer les peintres. Ni Kafka, ni Beckett non plus. Ça ressemble plutôt à la salle d’attente d’une administration désuète. Mais toute description devient périlleuse, car en franchissant le seuil de l’au-delà, Albert Moindre a «changé de champ lexical».

Le retour d’Albert Moindre

Albert Moindre, tout lecteur d’Eric Chevillard le connaît. C’est lui qui a dressé la liste des inventions dont Dino Egger, dans le roman éponyme (Minuit, 2011), eût enrichi le monde, eût-il existé; Albert Moindre est aussi le gardien désolé de vivre désormais dans un monde «sans l’orang-outan», dans le roman du même nom (Minuit, 2007). Ici, il apparaît comme amant décevant ou ridicule, mari exaspérant, ami prêt aux petites trahisons (la réciproque est vraie). Sa seule excuse d’exister: il est le dernier à savoir réparer les ponts transbordeurs – est-ce une métaphore de l’écriture que ces mécaniques complexes et obsolètes (il en reste huit au monde) qui font passer êtres et choses d’une rive à l’autre – comme elle fait de l’ineffable ou du non-dit vers le verbe?

Ivresse de l’énumération

Chez Chevillard, ce verbe est marqué par «l’hybris» (selon le dossier que la revue Europe lui a consacré en octobre 2014), l’ivresse des énumérations, et par la précision de l’ingénieur, tel Ferdinand Arnodin (1845-1924), père des ponts transbordeurs. Moindre, lui, n’est que l’auteur des Larmes d’Adèle, à jamais inédites, ouf! Et le «Juste Ciel»? Moindre, privé (ou libéré) de son corps, y côtoie par effleurements des entités flottantes. Plus de temps, mais de l’attente et de l’ennui. Un «Bureau des élucidations» où il est éclairé sur les moindres (eh oui!) faits inexpliqués de son existence sans relief. Un Observatoire qui lui permet de pointer sa longue-vue sur le monde, mais sans possibilité de fléchir sa marche. Un Service des Réclamations où il peut exprimer son mécontentement en détail et globalement – «C’est inqualifiable!» proteste-t-il en gros. Et un Service des Rétributions. Sans effet pour lui. D’autres, plus émouvants, seront dédommagés, telle cette Clarisse, sa voisine d’au-delà, injustement privée de son titre de Miss Colorado en 1931. Ce bureau s’applique à rééquilibrer les hiérarchies terrestres. Ainsi, en musique, on ne s’étonnera pas de trouver Mozart avant Beethoven, «très légèrement», Wagner, plus bas, mais, surprise, en tête «un musicien touareg qui n’a pas noté ses compositions éphémères». Tout est noté, classé, jugé par une bureaucratie qui effectue sans affect une pesée des âmes bien différente de celle des tombeaux égyptiens ou des chapiteaux romans.

«– Ce ne sont pas les vertus qui sont récompensées, mais les mérites. Ces hiérarchies sont définitives et incontestables. Tu comprends bien que la question des goûts et des couleurs n’est plus à débattre dans ces hauteurs. Nous savons», est-il rétorqué aux étonnements de Moindre. Depuis des cabines de vidéosurveillance, un personnel qu’on imagine nombreux enregistre donc tout – hommes et animaux, plantes et cailloux, et parfois, intervient pour modifier le cours de choses, selon une morale pragmatique. Tout est donc prévu, contrôlé, déterminé par une instance dont les visées sont impénétrables. Est-il bien raisonnable de laisser aux humains la petite marge de libre arbitre et d’inventivité dont ils ont fait l’usage qu’on sait et que Chevillard recense avec colère dans ses derniers livres? Quant aux grandes questions – le Big Bang, l’existence du mal, la persistance de l’être, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien – ni Moindre ni le lecteur ne seront éclairés là-dessus. Ce sera pour plus tard, à la fin des fins, après l’Apocalypse.

Au petit pois

Mais dans l’immédiat infini, qu’advient-il de Moindre? Pour l’apprendre, il faudra lire Juste Ciel jusqu’au bout. Oui, lisons Chevillard, si attentivement étudié (une balade sur Internet est instructive), trop peu connu. Lisons ses vingt romans parus chez Minuit, depuis 1987; ses autres livres chez Fata Morgana ou Argol; ses critiques dans Le Monde des livres; ses deux ouvrages pour enfants, hommages à ses filles (Hélium); et surtout son blog, l’autofictif (autofictif.blogspot.fr), partie intégrante de l’œuvre, dont les trois entrées quotidiennes sont réunies chaque année en recueil aux Editions de l’Arbre vengeur – le septième, pour 2014, L’Autofictif au petit pois, vient de paraître.

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Eric Chevillard

Extrait de son blog «L’Autofictif»

«Et donc, vous disperserez la moitié de mes cendres dans l’Arctique et l’autre moitié dans l’Antarctique, merci»