Le «Fanatistan» de Nuruddin Farah
roman
Avec Exils, qui conjugue au pluriel toutes les exclusions dont souffre la Somalie, le romancier Nuruddin Farah plonge de nouveau sa plume dans le cœur meurtri d’une nation encore occupée par les troupes du père Ubu. Entre fable politique et chronique autobiographique
Nuruddin Farah ou le devoir de désobéissance. C’est au milieu des années 1970 que ce Somalien à la plume rebelle est devenu la bête noire des autorités de son pays, après avoir publié chez un éditeur londonien un libelle – Une Aiguille nue – qui provoqua la colère de l’ex-roitelet de Mogadiscio, Siyad Barre. Farah venait de passer le cap de la trentaine et il fut alors contraint de s’exiler entre l’Angleterre et l’Italie, l’Inde et le Kenya.
«A cause de ce livre, raconte-t-il, j’ai été condamné à mort, mon nom a été banni et mes romans interdits. Quiconque essayait de les faire circuler risquait d’être arrêté.» Ce n’est qu’au début des années 1990, après la chute de Siyad Barre, qu’il a pu faire quelques incursions sur sa terre natale, mais toujours en courant de grands risques personnels car son œuvre – traduite chez Zoé et au Serpent à Plumes – est un violent réquisitoire contre les interminables dictatures qui ont littéralement vampirisé la Somalie. «Dans ce pays, disait Farah au Temps en 2007, la situation des intellectuels a empiré. Le chauvinisme triomphe, la sécularité est attaquée sauvagement, l’islamisme gagne du terrain. Les puissances arabes ont profité du délabrement de notre peuple pour imposer la religion, l’enseignement en arabe et le voile pour les femmes.»
Du Lait aigre-doux à Secrets et à Territoires , les romans de Farah sont une longue variation sur le Mal, sur le chaos politique et spirituel de la Somalie, mais ils ne se limitent jamais à la simple protestation. Car ils s’enracinent dans la chair africaine, dans la tradition d’un continent où la parole est un acte fondateur, presque sacré: nourri de magie noire et des mythes ancestraux, le dissident Farah est avant tout un incomparable conteur, dont l’œuvre survivra aux horreurs qu’elle dénonce.
Avec Exils, qui conjugue au pluriel toutes les exclusions dont souffre la Somalie, le romancier plonge sa plume dans le cœur meurtri d’une nation encore occupée par les troupes du père Ubu.
Tableau d’une démence collective? Fable politique? Chronique autobiographique? Portrait d’une humanité naufragée, aux prises avec le tragique dans un pays frappé par une succession de châtiments? Tout à la fois. Jeebleh, le héros d’Exils, vient de quitter New York et il débarque à Mogadiscio, une ville qu’il n’a pas revue depuis deux décennies. S’il est de retour en Afrique, c’est pour aller se recueillir sur la tombe de sa mère, mais il devine vite que ce pèlerinage sera un voyage en enfer. Dès les premières pages, la tension est à son comble, avec la mort en embuscade au coin de chaque rue. Fracas des kalachnikovs, trafics, règlements de comptes, corruption, assassinats sommaires, adolescents mutilés, population aux abois, Mogadiscio est une jungle dans laquelle les mafias et les milices se taillent la part du lion depuis la chute du régime militaire.
Oui, il y a du père Ubu dans ce pays où l’absurdité prend des dimensions de farce sanglante. Et où Jeebleh va retrouver son vieil ami Bile, qui a passé dix-sept ans en prison et qui n’a plus de nouvelles de sa nièce Raasta – elle a été kidnappée avec sa copine Makka, une fillette trisomique. Peut-on donner un sens au martyr de ces deux innocentes, que l’on a surnommées des «enfants miracles»? C’est la question que pose Farah, peintre d’une capitale décapitée où «une simple rumeur vous envoie en prison» et où «les jeunes des brigades armées s’amusent à choisir une cible sur laquelle ils tirent au jugé, chacun à son tour, comme un sport, comme un jeu pour tromper l’ennui».
A cela s’ajoute la lente infiltration du fondamentalisme islamique dans une région transformée en un gigantesque «Fanatistan», avant que Farah ne résume tous les maux qui, au XXIe siècle, continuent de ravager sa patrie: «Le pays avait été enseveli sous les gravats de l’effondrement politique. Les Somaliens avaient été trahis par les religieux et les anciens des clans, complices des chefs de guerre, prompts à profiter de la détresse du peuple. Les aînés des clans se laissaient acheter et les religieux, recyclés en artistes de cabaret, trompaient le reste de la population en s’assurant un joli magot sur terre. Le fric était le nerf de la guerre.»
C’est l’histoire d’un impossible retour au pays que raconte Farah, avec un héros qui finira par constater qu’il est un éternel exilé. Et qu’il n’a plus la moindre place dans le monde, même pas devant la tombe d’une morte.
Mogadiscio est une jungle dans laquelle les mafias etles milices se taillent la part du lion