Femmes migrantes, l’autonomie au prix de la Méditerranée
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AbonnéLa géographe Camille Schmoll est allée à la rencontre de ces candidates à un avenir meilleur, au péril de leur vie. Son enquête tord le cou aux clichés et réhabilite une forme de complexité souvent occultée par les politiques

L’enquête de Camille Schmoll Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée a deux immenses qualités: donner une voix aux femmes migrantes, car elles sont nombreuses à traverser, seules, la Méditerranée. Et casser les clichés sur la migration, dont celui de la distinction forcée entre migration volontaire et contrainte.
Camille Schmoll est géographe, spécialiste des migrations depuis vingt-cinq ans. Elle a fondé le Groupe international d’experts sur les migrations (GIEM) et enseigne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Posons d’emblée ce chiffre: les femmes sont légèrement majoritaires dans la migration en Europe (51%). Grâce aux récits de femmes recueillis par l’auteure, à Malte et en Italie, nous avons une occasion précieuse de mieux comprendre la question migratoire en Méditerranée. Il faut «féminiser le regard et repolitiser la question du genre», explique-t-elle, ce sera le moyen d’éviter «les discours de peur venus des mondes politique et médiatique». Entretien téléphonique avec une chercheuse passionnée et passionnante.
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Le Temps: Vous remarquez que les femmes meurent plus souvent en mer que les hommes, elles sont aussi plus vulnérables lors de la traversée du désert. Est-ce que ces survivantes se sont facilement confiées à vous?
Camille Schmoll: Il faut faire la distinction entre les centres de rétention et les centres d’accueil. Dans les centres de rétention, les femmes sont enfermées et leur expulsion est imminente. Leur vie est en jeu, elles sont dans la contrainte absolue. Très souvent, elles sont expulsées avant même d’avoir pu mettre en place un recours, ce qui est extrêmement grave. L’échange peut alors être difficile.
Dans les centres d’accueil par contre, l’échange est plus facile: les migrantes attendent et s’ennuient, parfois des mois et des années. Elles sont donc plutôt enclines à se raconter. Et je crois que c’est souvent un soulagement de se livrer. En déposant son histoire, il y a une forme de libération.
Certaines savent que pour passer les frontières, elles vont devoir subir des violences sexuelles
Les images médiatiques nous montrent le plus souvent des hommes migrants. Et pourtant, les femmes sont là, et parfois seules. Leur point commun est-il d’être prêtes à payer cher pour obtenir leur autonomie?
La construction de leur autonomie commence souvent avant leur départ. Et elle se renforce pendant le voyage. Aucune de ces femmes ne peut savoir ce qui va lui arriver, mais aucune ne l’ignore complètement. Ce n’est pas simple. Elles savent le danger, la violence. Mais elles sont aussi parfois dans le déni. Il y a bien sûr un calcul des coûts… Certaines savent que pour passer les frontières, elles vont devoir subir des violences sexuelles. Alors oui, elles sont fortes, elles assument ces risques.
Vous expliquez que les chercheurs se sont longtemps focalisés sur les causes du départ puis sur l’intégration. Ce n’est plus le cas aujourd’hui?
Les trajectoires migratoires sont devenues ces dix dernières années toujours plus longues et difficiles. La recherche s’attache maintenant aussi à cet espace de l’entre-deux. Au fil des mois et souvent des années, le projet migratoire se recompose: on s’imagine aller en France ou en Allemagne, on se retrouve en Italie. Ce qui est sûr, c’est que les femmes cherchent, toutes, à trouver du travail et donc à gagner de l’autonomie. Et c’est plus difficile pour elles que pour les hommes, à qui on propose plus souvent des petits boulots. On surveille davantage les déplacements des femmes.
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Faire la distinction entre migration forcée et volontaire, c’est entretenir une fiction, dites-vous. Pourquoi?
On peut fuir à cause des persécutions ou à cause de la pauvreté. Mais entre ces deux extrêmes, il y a beaucoup d’autres situations dans la vie concrète des gens, comme le mariage arrangé raconté dans le livre par Julienne. Elle ne peut attendre d’aide de ses parents, les coups continuent de pleuvoir sur elle. Mais c’est très difficile de demander l’asile pour un mariage arrangé. Alors qu’on peut le considérer comme une violence de genre.
On demande aux institutions de faire un tri entre les «vraies» et les «fausses» réfugiées, mais quand on entre dans le détail des histoires, cette distinction ne tient pas.
Ce sont fréquemment les parents qui forcent leurs filles à partir… et c’est souvent la fille aînée qui va «porter le fardeau de la migration».
On a d’abord pensé que les femmes voulaient surtout couper les ponts avec leur lieu d’origine. Mais ce n’est pas du tout le cas. On les envoie avec un projet familial qui peut être lourd. Mais dans un deuxième temps, la migration leur donne aussi un pouvoir, celui d’investir dans leur famille, de payer des études au petit frère. La solidarité de groupe est importante: les migrantes ne vont parfois pas aider directement leur famille, mais des voisins ou des amis.
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Vous remarquez que l’ennui est la sensation qui permet le mieux de résumer l’expérience des femmes dans les centres d’accueil.
Cette attente, qui impose de rester des mois sans pouvoir travailler, fait partie d’une politique générale de dissuasion. On criminalise la migration, on la considère comme un problème, alors qu’elle n’est ni positive ni négative. C’est ce que nous, chercheurs, essayons de montrer: la migration n’est pas un problème en soi, tout dépend de ce que l’on en fait.
Quand on laisse des réfugiés qui ont obtenu l’asile dormir dans la rue, comme c’est parfois le cas en France, cela participe d’une dynamique de répression. Dans certains cas, comme à Malte, c’est très clairement énoncé: voilà un Etat qui affirme sans détour qu’il ne veut pas de réfugiés.
Est-ce que les femmes migrantes sont plus incitées à rentrer?
Il y a en effet des associations qui œuvrent auprès des femmes pour les inciter au retour volontaire. Les retours, qu’on dit aussi «assistés», sont au cœur des politiques migratoires des Etats ou de l’Organisation internationale des migrations. Mais cette circulation coercitive, dans tout ce que j’ai vu et lu, n’est pas satisfaisante.
Je parle de Janine dans mon livre, qui vivait en Suisse, qui a été renvoyée au Nigeria, et qui entreprend à nouveau le voyage vers la Sicile, quelques semaines seulement après être arrivée. Lorsque je la rencontre en Italie, elle a perdu en chemin son fils de 18 ans, laissé en Libye.
La question du retour, si elle se pose, est vraiment difficile à envisager: avoir perdu sa dignité et son intégrité physique, attendre parfois un enfant à la suite d’un viol, ne pas avoir accompli son projet ou simplement ne pas pouvoir rembourser la dette contractée, tous ces éléments peuvent être autant d’obstacles au retour.
Essai
Camille Schmoll
Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée
La Découverte, 248 p.