Pour l’auteur néerlandais Joost de Vries, et plus encore pour son personnage Friso de Vos, écrire un portrait revient presque à usurper l’identité de son sujet. Comme si, une fois raconté, le parcours de vie rejoignait le terrain de la fiction pour se retrouver finalement assimilé à la pensée de son narrateur. C’est à se demander si la biographie ne tient pas davantage du métadiscours que de l’hommage, et n’est pas une autre manière de subordonner la réalité à la rhétorique. Voilà du moins la réflexion qui ressort du roman L’Héritier, un texte aussi érudit qu’extravagant, deuxième livre du jeune auteur Joost de Vries et le premier à être traduit en français.

Conte ironique du monde universitaire sous couvert d’exégèse, le texte s’ouvre sur la disparition du philosophe Josip Brik, spécialiste controversé du «métadiscours sur Hitler». Au cœur du roman gravitent des personnages dont l’enjeu est de savoir lequel d’entre eux, héritiers spirituels ou détracteurs du professeur, s’appropriera durablement les idées du maître. Et Joost de Vries, en roi de l’esbroufe et de la repartie, de pousser le jeu des chaises musicales jusqu’à l’absurdité, pour mieux révéler les manigances intrinsèques à l’intelligentsia.

De l’hommage à la citation

«Il n’y a pas énormément de choses à dire à l’encontre d’un homme de l’acabit de Josip Brik», prévient le narrateur Friso de Vos en ouverture du récit, et une fois encore dans les dernières pages. Entre-deux, une histoire s’est déroulée, portant bien moins sur la figure de l’universitaire que sur les errements éthico-intellectuels de Friso. Editeur de la revue Somnambule, fondée par Brik et consacrée au reportage autour d’Hitler, celui-ci peine à faire le deuil de son mentor.

Et pour cause: venant tout juste de se séparer de son amie Pipa, Friso se retrouve hospitalisé d’urgence au Chili où, pour donner satisfaction à la curiosité cynique de Brik, il s’était mis en tête de rencontrer un homme prénommé Hitler. Aussi manque-t-il les funérailles du professeur, auxquelles assiste un autre de ses étudiants. Jusque-là inconnu au bataillon, ce dernier multiplie les interviews et tâchera à l’avenir d’occuper le devant de la scène: il s’agit de Philip de Vries, le double de Friso, grand et blond comme lui, et avec lequel on ne cessera désormais de le confondre.

Le roman procède dès lors par mises en abîme, chaque chapitre s’ouvrant sur le suivant à la manière de poupées russes. Les personnages sont pris dans un jeu de citations, devenant presque interchangeables, et cela d’une façon d’autant plus éloquente que l’auteur affuble l’un d’entre eux – l’adversaire invisible du narrateur – de son propre patronyme. Paradoxalement, il apparaît que la découverte de ce Philip de Vries, double inopportun de Friso de Vos, donne l’occasion à ce dernier de révéler ses côtés les plus obscurs.

Quiproquo et rivalités

Ainsi le narrateur n’hésite-t-il pas à se rendre à un colloque à Vienne lorsqu’il apprend que de Vries y est programmé. Profitant des largesses d’une mécène américaine, oubliant ses peines de cœur à coups de whisky, il adopte en Autriche une vie construite de toutes pièces. Se faisant passer pour son rival qu’il n’a jamais rencontré, il provoque avec délice une série de situations cocasses et saugrenues, dont l’objectif n’est autre que de ridiculiser durablement Philip de Vries. Un petit jeu qui se termine de façon aussi abrupte qu’il a commencé, lorsque Friso devient la victime d’un coup monté par des détracteurs de Brik croyant faire chanter Philip de Vries. Du scénario à la James Bond, avec hôtel de luxe et femme fatale, le livre bascule définitivement dans le terrain de l’absurde.

«Dis-moi franchement, Friso. Qui es-tu: mon dauphin ou mon Robespierre?», demandait parfois Brik à son protégé sur le ton de la boutade. Le mot était pourtant prophétique: dans la sphère académique, où qui l’on est s’avère bien moins important que la manière dont on se dévoile, les identités deviennent fluides. Une fois passés au crible de la rhétorique, sauveur et tyran ne font plus qu’un. Tout dépend, en somme, de la complexité du métadiscours qui leur est accordé.


Joost de Vries, «L’Héritier», traduction du néerlandais par Emmanuèle Sandron, Plon, 256 p.