Roman
Il y a vingt ans, Jean Hegland imaginait la survie de deux jeunes femmes dans le monde d’après, univers qui doit plus à Thoreau et à Daniel de Foe qu’aux scénarios catastrophes

Apocalypse now. Il ne reste rien, ou presque. Disparue, la civilisation. Effacée, l’arrogante Amérique, sauf ces forêts encore préservées où vont tenter de survivre deux jeunes femmes. Voilà l’histoire que raconte ce premier roman publié il y a vingt ans aux Etats-Unis, à la suite d’un rocambolesque parcours du combattant pour lui trouver un éditeur. A l’époque, Jean Hegland – née en 1956 dans l’état de Washington – multipliait les petits boulots et il lui avait fallu une belle obstination pour venir à bout de ces trois cents pages où elle imagine que le monde s’écroule, dans un futur proche.
Deux sœurs
Nell, la narratrice, a 17 ans. Depuis la mort de ses parents, elle vit avec sa sœur Eva, 18 ans, dans une maison totalement isolée au cœur des forêts californiennes. Autour d’elles, ce qui reste d’activité humaine est en train de rendre l’âme. Plus d’électricité, plus de téléphones ni d’ordinateurs, plus de journaux, plus d’essence dans les stations, plus rien à manger dans les supermarchés de la ville la plus proche où les banques, les écoles et les bibliothèques ont fermé. Dans les mois qui ont précédé, la Maison Blanche a été emportée par les flammes. Un groupe paramilitaire a fait sauter le Golden Gate Bridge. Les crues du Mississippi ont tout ravagé, avant qu’un séisme ne provoque la fusion d’un des réacteurs nucléaires de Californie. Et les catastrophes écologiques se sont multipliées, pendant que les écoliers se tiraient dessus dans les cours de récréation…
Robinson
Face à l’inconnu, Nell et Eva vont essayer de tenir le coup. Leur groupe électrogène est tombé en panne et c’est à la lueur d’une bougie que Nell, «la gardienne d’histoires», tient son journal de bord. Comme Robinson, prisonnier sur son île déserte. Comme Walden, reclus au bord de son lac. Et tandis que s’annonce une nouvelle année, pire que les autres sans doute, les deux sœurs se demandent comment elles vont passer Noël, sans guirlandes ni puddings, sans leurs parents, sans rien, «un carré blanc sur un calendrier presque arrivé à sa fin». Il ne leur reste que quelques morceaux de savon, trois poules, l’eau de la source, le potager et assez de bois autour d’elles pour se chauffer.
De A à Z
Mais il y a également cette vieille encyclopédie dénichée dans un placard – un providentiel manuel de survie – que Nell épluche très méthodiquement, de A à Z, pour que le savoir ne soit pas lui aussi anéanti. Et pour retrouver les traces d’une civilisation qui a sonné son propre glas. Étouffée par l’abondance, morte à force de gaspillages. «Quand je pense à la façon dont nous vivions, à la désinvolture avec laquelle nous usions des choses, je suis atterrée», proteste Nell dans ce roman où le scénario catastrophe va peu à peu virer à la fable initiatique: on verra alors les deux rescapées redécouvrir la valeur des choses les plus simples, les plus élémentaires. En retrouvant les réflexes les plus archaïques, comme aux origines de l’humanité.
Sieste
Et c’est sous le signe de Jack London que la narratrice de Jean Hegland finira par entendre résonner en elle «l’appel de la forêt». De cette forêt rédemptrice, elle apprendra – grâce à son encyclopédie – à identifier chaque plante, chaque arbre, chaque fleur. Et, surtout, elle s’y réfugiera pour se fondre en elle en renouant avec la vie sauvage, loin de l’Amérique dévastée. «Je fais la sieste au creux d’une souche dans un rond de lumière pâle, raconte Nell. Je rêve que je suis enterrée jusqu’au cou, mes bras et mes jambes comme des racines. Tandis que je regarde par-dessus la terre, mon crâne enfle comme si j’absorbais le ciel à travers mes yeux. Ma tête grossit jusqu’à devenir une coquille englobant la terre entière. Je me réveille doucement, avec un sentiment de calme infini.»
Résistance
Même si la violence continue à y rôder comme dans un remake de Mad Max – il ne faut pas en dire plus –, «Dans la forêt» est un beau roman panthéiste qui n’évite pas toujours les naïvetés propres à ce registre – mais c’est sans doute le tribut à payer pour cette reconquête de l’innocence dont rêve Jean Hegland. En la lisant, on pense souvent à un autre tandem fuyant l’apocalypse, celui que Cormac McCarthy met en scène dans «Sur la route». La romancière y ajoute, en filigrane, une diatribe amère contre les dérives écologiques et sociétales de l’Amérique. Ce qui ne l’empêche pas de résister, avec ses modestes moyens: elle a en effet choisi de reverser une partie de ses droits d’auteur au profit de la reforestation.
Jean Hegland, «Dans la forêt», trad. de l’américain par Josette Chicheportiche, Gallmeister, 305 p.