Les grands cerfs à la sortie des bois sont comme Lear en hiver: le passé revient en meute pour leur reprocher des négligences anciennes. Michel-Edouard Slatkine est ce grand cerf, puissant, charmeur mais pas mondain, chasseur d’encyclopédies perdues, vert à 85 ans. Il vous reçoit à Chavannes-de-Bogis, au pied du Jura où bat le cœur de son royaume: l’imprimerie, les entrepôts où complotent des milliers d’auteurs, les bureaux où les stratégies s’affinent. Il maugrée contre un lumbago, puis remonte les allées du souvenir.

C’est là que la meute le rattrape: «J’ai été un imbécile de ne pas interroger mon grand-père Mendel, de ne pas l’avoir fait parler de sa ville natale, Rostov-sur-le-Don, de la fortune qu’il y avait faite, de sa venue à Genève en 1905, de ses conversations avec Lénine, mais j’étais jeune et ça ne m’intéressait pas.»

Le passage du flambeau

Alors, est-ce pour réparer cet oubli? Ou parce qu’avec l’âge le roman des origines s’impose à vous? Ou parce qu’il sent, comme il le confie, qu’il est le dernier héritier de Gutenberg, que son métier de libraire, d’éditeur, d’imprimeur obéit désormais à d’autres lois? Il a accepté l’idée de ses fils, Ivan et Michel-Igor Slatkine, qu’on fête les cent ans de cette passion au Salon du Livre, que cette saga russo-genevoise s’offre un bain de foule: un livre, une exposition pour proclamer que l’héritage de Mendel a fructifié.

La carte du livre régional

Car la maison Slatkine résiste dans un contexte chahuté. Le patriarche peut s’enorgueillir d’une participation dans Servidis – diffuseur de 350 éditeurs francophones. D’un filon dédié aux livres illustrés régionaux – même si le genre s’essouffle. D’un café littéraire, rue des Chaudronniers à Genève, où il fait bon démêler les souvenirs. A Paris, il possède sa librairie, à deux foulées du Jardin du Luxembourg, au nom d’Honoré Champion – maison d’édition savante qu’il a rachetée au début des années 1970.

La conquête du marché francophone

Et puis le grand cerf a encore des audaces: en 2016, il lançait la collection Slatkine & CIE, histoire d’attaquer le marché francophone en privilégiant des auteurs grand public, mais de qualité. «Il a compris que c’était la seule façon de continuer à nous développer, parce que le marché romand est petit», explique Ivan qui tient aujourd’hui la barre avec son frère Michel-Igor.

Mendel Slatkine, fils de rabbin

Qu’en dirait Mendel? Il applaudirait cette extension du territoire. Lui-même n’a cessé de renaître de ses cendres, raconte Michel-Edouard. Il naît en 1875 à Rostov-sur-le-Don, cette ville où les cosaques toisent les navigateurs, cette ville qui est une Babel magnétique, souffle l’historien Christophe Vuilleumier dans le chapitre éclairant qu’il consacre, dans le livre-anniversaire, à Menahem Mendel Slatkin – le «e» est un effet de la francisation du nom. Ce dernier a le don des langues. Son père, rabbin, voit en lui son successeur. Mais il meurt et Menahem Mendel, qui ne croit en rien qu’en son destin, doit prendre en charge les siens.

La barbarie des pogroms

Les sirènes des cargos lui donnent des idées: il n’a pas 30 ans et il lance une société d’assurance spécialisée dans le transport maritime. L’affaire roule. Mais les synagogues brûlent. L’antisémitisme fait des ravages dans une Russie tsariste qui fuit comme une vieille outre. Où sauvegarder la famille? En France? En Suisse? Mendel et Sonia Slatkin Goldberg s’installent à Genève en 1905. «Il continuait à s’occuper de ses affaires à Rostov-sur-le-Don, tout en enrichissant sa bibliothèque, sa passion héritée de son propre père», dit Michel-Edouard Slatkine.

La ruine à Genève

Mendel porte beau, il a des élans dignes d’un héros de Tolstoï. Mais la Grande Guerre, que tout le monde voit courte, fauche ses ailes. En 1918, il perd sa fortune dans l’effondrement de son pays natal. Pour survivre, il va vendre ses livres – ce qu’il avait commencé à faire dès 1914. Au cœur de la Vieille-Ville, un local se libère, rue des Chaudronniers. Il y loge sa cargaison littéraire, mais doit bientôt déménager, juste en face, pour un espace plus grand – l’actuel café littéraire.

La renaissance par les livres

Le livre pour conjurer les ruines. Il en fait commerce avec ses deux fils, Alexandre et Michel, père de Michel-Edouard qui entre en scène à l’instant. «Je suis né en 1933, j’ai fait une matu classique au Collège Calvin et je n’avais pas idée de ce que je voulais faire. Je passe une licence de lettres à la Sorbonne et reviens à Genève, toujours aussi peu déterminé. Mon père m’engage, c’est l’époque où les grandes bibliothèques américaines, japonaises, allemandes constituent des collections de revues scientifiques, l’Helvetica Chimica Acta par exemple. Mon travail consistait à dénicher les exemplaires manquants dans les librairies d’occasion.»

La vogue des revues

Ces collections sont un gisement. Michel-Edouard et son père font des allers-retours entre Genève et Paris. Un jour, ils rachètent les revues de Ferdinand Brunot, immense linguiste décédé avant la guerre. «C’est sa veuve qui nous a reçus dans un appartement qui croulait sous les livres. A notre retour, nous collationnons les volumes et tombons sur trente pièces d’or. Nous les rapportons à Madame Brunot qui n’a plus jamais voulu nous vendre le moindre ouvrage de crainte de perdre un trésor.»

L’offset, cette technique qui change tout

Michel envoie alors son fils chez Eugénie Droz, une tête bien faite qui a vécu et fondé sa maison d’édition à Paris, avant de s’établir sur le pavé genevois. Elle jure parfois comme à Pigalle, mais elle enseigne à son protégé la valeur du fameux dictionnaire Frédéric Godefroy, dix volumes qui sont la bible des étudiants en littérature médiévale. «Elle m’en a mis un dans la main, je me suis dit qu’il fallait en trouver d’autres.» Dans la boutique des Chaudronniers, défilent des hommes compassés comme des révérends, représentants des institutions américaines. Ils viennent négocier le prix d’une collection et ils parlent beaucoup d’une nouvelle technique d’impression, l’offset qui consiste, sacrilège pour les puristes, à photographier les pages.

Des commandes du monde entier

Ça sent bon la révolution? Michel-Edouard Slatkine voit tous les avantages du procédé: tirer un ouvrage rare à 200 ou 300 exemplaires plutôt qu’à mille; réimprimer les grandes revues des Lumières, introuvables pour la plupart, l’Année littéraire de Fréron par exemple. On le traite de pilleur de patrimoine! Il s’en moque. Les commandes pleuvent: les temples du savoir acquièrent des collections entières ressuscitées par Slatkine. Il n’a jamais assez de place pour les stocker. Alors il achète un terrain à Chavannes-de-Bogis, où il peut entreposer encyclopédies, revues, dictionnaires, etc. Et il achète à Paris la maison Honoré Champion, histoire de s’offrir une vitrine française.

La fin de l’offset

«Il a tout construit», insiste Ivan. L’offset flambe jusqu’en 1999, puis les technologies numériques le disqualifient. Entre-temps, Michel-Edouard Slatkine s’est lancé dans l’édition. «Le journaliste Jean-Claude Major me propose d’éditer un livre qui compare, photos à l’appui, la Genève du XIXe et la contemporaine. On est en 1983, je suis dubitatif, je propose de tirer à 300 exemplaires. Il me pousse à en imprimer 5000 que nous vendons en trois mois.»

L’amour de Rousseau

Le sens des affaires au service de l’esprit de Diderot. Le patriarche parle volontiers finances. «Mon père m’a expliqué ce qu’était l’argent. Il me disait que c’était la condition de ma liberté. A partir du moment où vous l’acquérez, vous êtes un homme dans le plein sens du terme. A 20 ans, c’était mon ambition. Conquérir cette liberté par l’action.» Sous les toits, dans son bureau étroit, il pointe sur une étagère les œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau publiées par ses soins en 2012, sous la direction de Raymond Trousson et de Frédéric S. Eigeldinger. Pendant quatre ans, il a composé toutes les pages, à l’ancienne, à raison de seize heures par jour. «Pour moi, c’est le plus grand, par le style, l’étendue des curiosités, cette façon de tout percer, un self-made-man à la mode des Lumières.»

Le vieux cerf sort encore des bois pour connaître le frisson, c’est son mot. «J’ai rêvé une partie de ma vie d’un grand succès d’éditeur, 100 000 exemplaires.» Il l’a connu en 2016 grâce à l’Italien Luca Di Fulvio, publié par Slatkine & CIE. Le roman s’intitule Le gang des rêves. Ce titre vaut pour Mendel, Michel-Edouard et la smala: un drapeau pour un centenaire. 


Slatkine fête ses 100 ans, Salon du livre, Genève, du 25 au 29 avril; ve 27 à 19h30, Michel-Edouard et Ivan Slatkine dialoguent sur la Place suisse.