Pour un peu, vous lui feriez l’aumône. Sous le ciel de Trieste, en cet automne 1820, Joseph Fouché marche comme un chat de gouttière blessé par les cailloux des enfants, le jabot en berne, sanglé dans une pauvre redingote. L’Adriatique le transperce en rafales, il tousse et crachote. Dans ses oreilles mélomanes passe le concert de la veille. La musique est la consolation de son exil. Impossible d’imaginer que cet homme littéralement à bout de souffle, qui va s’éteindre le 26 décembre, a détenu les secrets de toute l’Europe.

A quoi songe ce vieillard de soixante ans dans ce Trieste où japent, comme autant de chiens sans maître, les dignitaires de l’empire napoléonien? Se rappelle-t-il son enfance modeste au Pélerin, ce village en bord de Loire où il naît un 21 mai 1759? Revoit-il ses maîtres, les pères de l’Oratoire, à Paris rue d’Enfer, où la mathématique et la physique l’enthousiasment? Pas sûr. Joseph Fouché n’est pas d’une race nostalgique. Mais gageons qu’l rumine ce jour de janvier 1793 où le conventionnel qu’il est vote la mort de Louis XVI? Cette tache, il ne saurait l’oublier.

Dans ses promenades triestines, escorté parfois de son fils Armand, il médite peut-être son extraordinaire histoire, sa passion de l’égalité qui fait de lui un des acteurs majeurs de la Terreur, sa souplesse féline qui lui épargne une guillotine promise à nombre de ses amis, sa traversée du désert dès 1795, son retour à la lumière comme ministre de la police en 1799. Il dialogue avec les ombres, avec Bonaparte qui le flatte et le rudoie jusqu’à ce jour de 1810 où il lui jette à la figure ses pourparlers avec l’Angleterre. Hérésie que cette initiative!

L’orage napoléonien est fracassant. On l’écoute: «Ainsi, vous faites la paix et la guerre sans ma participation. […] Je ne puis avoir confiance dans un ministre qui un jour fouille dans mon lit et l’autre dans mon portefeuille.» Ce Fouché à ressorts revit magnifiquement dans Fouché, Les silences de la pieuvre d’Emmanuel de Waresquiel. L’historien français n’offre pas seulement une biographie vigoureuse, nourrie par des archives inédites, comme il le racontait l’autre jour à la Société de lecture à Genève dont il était l’invité. Il fait remonter en styliste amoureux les coups d’éclat de l’époque et de son personnage. Il y a du Alexandre Dumas dans ses bonheurs d’écriture et du Visconti dans ses cadrages, une façon de saisir les lambris de la gloire et la vanité des manoeuvres.

Pourquoi Fouché après Talleyrand auquel vous avez consacré une biographie marquante*?

J’avais lu ce que Stefan Zweig et l’historien Louis Madelin avaient écrit sur lui, je connaissais sa légende noire et il ne m’était pas sympathique. Ce qui m’a stimulé, c’est d’abord l’envie de traverser les lignes ennemies, pour voir ce qui se passe du côté de ceux que je ne connais pas et comprendre ainsi qui je suis. C’est ensuite la conviction que ce personnage me donnerait à comprendre son époque, qu’il était la bonne clé pour ouvrir la bonne serrure.

Joseph Fouché a passé sa vie à brûler ses archives. Comment le faire parler encore?

C’est vrai qu’il a détruit des milliers de lettres, celles qu’il adresse à Robespierre et à Napoléon notamment. Il se trouve que j’ai eu une chance unique. Il y a six ans, une femme que je ne connais pas m’appelle et m’annonce la mort de son père. Elle me dit surtout que ce dernier a lu ma biographie de Talleyrand et qu’il souhaitait me remettre des archives que sa famille détenait depuis plusieurs générations.

Le secret de Fouché?

Presque. Je me rends sur place dans la banlieue parisienne et je découvre une maison en pierre meulière, enveloppée de lierre, mystérieuse comme une villa dans un roman de Patrick Modiano. J’y découvre huit cartons en moleskine verte remplis de papiers inédits. Mon hôtesse avait comme arrière grand-père un notaire qui avait été au service de Joseph Fouché fils. Et elle détenait ainsi les archives du plus grand déchristianisateur de l’univers. Je découvre alors un Fouché complètement inattendu.

L’envers de la pieuvre?

Oui. C’est-à-dire un homme fragile, aimant jusqu’au déraisonnable sa famille, son épouse, aussi laide que lui, et ses enfants. Je n’avais plus en face de moi l’inspecteur Javert, l’impitoyable policier des Misérables, mais le Père Goriot. J’avais surtout une faille dans laquelle je pouvais m’infiltrer.

Vous faites l’hypothèse que sa faiblesse de santé est le moteur de son ambition…

Il faut revenir à l’enfance du personnage, au Pèlerin dans les années 1760. Son père cherche à faire fortune dans le commerce maritime, il est négrier, mais il meurt alors que Fouché est encore enfant. Il perd aussi des frères. Surtout, il est malade, il souffre de la tuberculose dont il mourra. C’est parce qu’il a cette santé-là que sa mère l’oriente vers les collèges de l’Oratoire. Par la suite, il va combattre sa maladie par l’ambition. Il l’oublie dans son appétit de pouvoir. C’est ce qui le sauve et le perd plus tard.

Quand?

Il fait allégeance à Louis XVIII qui revient à Paris en 1815. A ce moment-là, Fouché est tout puissant. Il a même été élu président provisoire du gouvernement, après Waterloo. Vous imaginez son ivresse. Mais il ne mesure pas le poids de son vote du mois de janvier 1793. Il pense qu’il suffit de faire serment au roi pour effacer son régicide. Il se trompe. Il va être exilé pour cette raison. Pendant cinq ans, il erre dans une Europe revancharde. C’est cette diagonale du fou qui me touche. Le plus grand policier de son temps est poursuivi à son tour par la police, injurié par le monde entier et recueilli à Trieste par les Napoléonides qu’il a tous trahis.

Fouché est-il le traître par excellence?

Il a aussi des fidélités profondes qui font son épaisseur d’homme d’Etat. Il est resté fidèle à la Révolution et à la République, à ses principes du moins, l’indivisibilité de la nation, la centralité du pouvoir, l’égalité, la suprématie du pouvoir civil sur le militaire. Il y a autre chose qui le distingue: dans une génération de très grands révolutionnaires, il est l’un des seuls à avoir été l’homme de la destruction et celui de la construction d’une société nouvelle. Parce qu’il est passé entre toutes les gouttes.

Invente-t-il la police moderne?

C’est l’homme des précautions, il aspire à une société qui repose sur le principe d’égalité, mais il réfléchit à sa relation avec l’Etat, au risque qu’elle le subvertisse. Là on touche à l’usage du secret dans lequel il est passé maître. Sa police, d’abord répressive, devient peu à peu une police de surveillance. Elle accumule des millions de fiches et constitue ainsi une radioscopie en direct de l’opinion. Il invente ainsi la statistique, mais aussi le contrôle de la mobilité, avec des fameux passeports au papier filigrané impossible à falsifier.

En tant que biographe quels sont les auteurs qui vous portent?

Ils sont tous littéraires. Mon maître François Furet nous enjoignait à rester distant vis-à-vis de nos sujets. Avec le temps, je me suis fait ma théorie. Il y a d’abord la part scientifique indispensable, le travail sur les sources, qui constitue les fondations du livre. Et puis il y a la mise en musique, ce que j’appelle l’histoire-récit. C’est là que la littérature commence avec le souci de ménager un suspense, les arrêts sur image, le plaisir de l’écriture. Mes inspirations sont alors aussi bien romantiques, Walter Scott ou Stendhal sur Napoléon, que modernes, Stefan Zweig par exemple, mais aussi Paul Morand et l’historien José Cabanis. Je suis venu à l’histoire par la littérature.

*Talleyrand, le prince immobile, Fayard, 2003.

Fouché, Les silences de la pieuvre, Tallandier/Fayard, 832 p.

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