Gila Lustiger a fait une entrée remarquée dans les lettres germanophones en 1998 avec «L’Inventaire»: elle y peignait dans un style volontiers ironique la lente dégradation des rapports humains sous l’emprise de la persécution nazie. Depuis, trois autres livres ont paru avec le couple, la famille et les générations en ligne de mire. Vivant depuis 1987 en France, elle propose aujourd’hui, avec «Les Insatiables», sa première incursion dans l’univers du polar.

Son intérêt pour les rapports humains et familiaux constitue le principal atout de ce nouvel ouvrage, l’intrigue n’ayant a priori rien de bien original: le personnage principal, Marc Rappaport, journaliste parisien cynique et accro au travail, un brin stéréotypé, décide sur la base d’un vague «instinct journalistique» de mener l’enquête sur le meurtre d’une prostituée survenu trente ans auparavant, et pour lequel un homme vient d’être inculpé.

Portrait amoureux et inquiet de la France

Ce scénario classique semble surtout servir de prétexte à Gila Lustiger pour dresser une fresque de la société française actuelle. Petit à petit, le crime vieux de trente ans se révèle être lié à des luttes sociales et politiques de grande envergure auxquelles se mêle l’histoire familiale et personnelle du journaliste-enquêteur. Dans un style qui rappelle parfois la noirceur des polars nordiques et parfois le foisonnement de détails des romans réalistes français du XIXe, l’auteure dresse ainsi un portrait à la fois amoureux et inquiet de son pays d’adoption.

Malgré quelques clichés et longueurs, le tableau présente avec acuité les failles d’une société où l’écart entre l’élite et la population semble se creuser toujours plus. La traduction par Isabelle Liber de ce polar atypique plonge le lecteur francophone dans une double aventure: celle de redécouvrir la société française actuelle à travers un regard nouveau et souvent lucide, et celle de suivre la fronde acharnée d’un journaliste contre une élite d’«insatiables» qui s’est trop longtemps crue intouchable…


«Les Insatiables». De Gila Lustiger. Traduit de l’allemand par Isabelle Liber, Actes Sud, 380 p.