Sous le franquisme, un adolescent observe son quartier et calligraphie ses rêves
Roman
Ce roman à couleur autobiographique, le dixième à être traduit en français, réunit les thèmes chers à Juan Marsé: la vie quotidienne des quartiers populaires, la résistance passive à la dictature, le roman familial d’un enfant adopté
Le quartier du Guinardo à Barcelone vers 1948, les années grises du franquisme, la peur, le silence, les espoirs d’un gamin: Calligraphie des rêves, dixième roman publié chez Christian Bourgois, est du pur Marsé, un condensé de son art, et par là même, une excellente entrée dans l’œuvre d’un auteur subtil, très raffiné sous l’apparent classicisme de son écriture. Dès la première page, on est au cœur du quartier, dans la rue Torrente de la Flores: «Il avait toujours pensé qu’une rue portant ce nom ne pourrait jamais être le théâtre d’une tragédie.» Il, c’est Ringo, un adolescent pris entre ses ambitions et une réalité décevante, blessante, parfois cruelle. C’est à travers son regard que le lecteur entre dans l’intimité de ce microcosme plutôt bon enfant, n’était l’omniprésence de la police et des mouchards.
Ridicule, pathétiqueet généreuse
Il a raison, Ringo: la scène d’ouverture est burlesque. A deux heures de l’après-midi, par un écrasant après-midi de juillet, Madame Mir se précipite hors de chez elle pour s’étendre sur la voie du tram. Un drôle de suicide, quand on sait que le parcours a été abandonné depuis longtemps… Vicky Mir, masseuse, grande consommatrice de petits cognacs et amoureuse trahie, est la figure centrale de cette «calligraphie». Ridicule, pathétique, généreuse aussi. Elle vit avec sa fille Violeta, une gamine boudeuse, belles jambes et vilaine figure, qui éveille les premiers troubles de Ringo (et d’autres, plus pervers, apprendra-t-on à la toute fin). Le garçon, lui, vit avec sa douce mère, garde-malade de nuit, et un père toujours en révolte. Cet homme exerce le métier peu prestigieux et insalubre de dératiseur dans les cinémas. D’autres activités, clandestines, le retiennent loin de chez lui, vers la frontière française; elles sont à peine évoquées, de la contrebande, certes, mais aussi des missions plus nobles, qui l’enverront en prison. Il râle contre tout: les curés, les «rats bleus» et les mouches noires, symboles de la dictature, et son fils, ce garçon trop sensible qui voudrait un piano de riches. Un homme bon, pris dans une histoire injuste.
Oui, un des rêves de Ringo, c’est de devenir pianiste. Il doit se contenter de pianoter sur les tables, de ses dix, puis de ses neuf doigts, quand un accident de travail le prive de son index. Peut-être a-t-il inconsciemment laissé la machine le mutiler pour échapper à son destin d’artisan? Maintenant, il se réfugie, livre à la main, dans le bar Rosales, point stratégique pour observer Madame Mir et Violeta, écouter les ragots et imaginer un avenir pour un pianiste à neuf doigts.
Plus jeune, il jouait avec les autres gamins dans le Parque Güell ou sur la Montagne pelée, tout proches. L’épisode qui décrit les scénarios directement inspirés des westerns, les jeux de pouvoir, les disputes est un des plus beaux moments du roman, qui d’ailleurs plonge dans l’univers du cinéma américain. Ringo doit son surnom au John Wayne de la Chevauchée fantastique et toutes les ouvreuses du quartier laissent entrer à l’œil le fils du dératiseur.
Une seule fois, le garçon se risque en dehors du Guinardo, sur les traces d’un copain plus déluré. Cette escapade dans le monde des bars, des prostituées et des trafics illicites s’achève sur une première gueule de bois initiatique. Là aussi, le substrat autobiographique donne au récit une lumière poudrée, mélancolique et tendre.
Retour surle roman familial
Juan Marsé revient dans ce livre sur son roman familial, souvent évoqué, ici revendiqué: on est en 1933, une femme sanglote dans un taxi. Elle vient de perdre son bébé à l’accouchement. Le chauffeur, lui, est en détresse: sa femme est morte en couches, le laissant seul avec le nourrisson. Et le couple adopte l’orphelin qui ne rencontrera qu’à l’âge adulte son père biologique. Ce scénario improbable serait l’histoire même de Juan Marsé. Il l’utilise avec finesse, en passant.
Calligraphie des rêves laisse Ringo au seuil de l’âge adulte. Un épilogue le retrouve dix ans plus tard, à vingt-cinq ans, employé dans une librairie. Déjà l’écrivain se profile: un roman est en travail, deux nouvelles ont été publiées en revue. Le jeune homme rencontre une figure du passé, une ombre qui a plané sur tout le récit. Et ce qu’il apprend de ce personnage lamentable éclaire tout le drame de Madame Mir d’une autre lumière. Une histoire de lettre d’amour tant attendue, arrivée trop tard, un mensonge doublé d’un malentendu: tout ce qui était resté diffus et silencieux dans la lourde atmosphère des années 1940, quand l’Espagne était «ce trou du cul du monde», honni de toute l’Europe, qui ne pouvait jouer au football qu’avec le Portugal. Une époque que Juan Marsé excelle à faire saisir, avec des moyens classiques, très maîtrisés et très simples.
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Walter Benjamin
Cité en exergue de «Calligraphie des rêves»
«C’est ainsi que nous voyons l’ange de l’histoire. Tourné vers le passé. Là où nous voyons une chaîne d’événements, il voit une catastrophe unique qui ne fait qu’amonceler des décombres à ses pieds»