Depuis l’époque des pionniers cavalant vers l’Ouest, le mythe de la frontière n’a cessé de galvaniser l’imaginaire de l’Amérique. Le paradoxe, c’est que cette frontière n’existait pas matériellement dans ce vieux rêve collectif. Pas de murs, pas de barrières, pas de traits sur une carte. Mais un horizon nomade s’ouvrant à l’infini vers d’autres frontières, vers d’autres promesses, sous les pas des aventuriers. Comme un là-bas inaccessible qui les invitait à aller toujours plus loin, jusqu’aux confins du paradis perdu. De cette gigantesque utopie, la littérature a fait son miel depuis ses premiers pas – James Fenimore Cooper, l’inventeur du roman américain – jusqu’à Jim Harrison, l’auteur d’En route vers l’Ouest.

C’est maintenant au tour de Dave Eggers de leur emboîter le pas dans Les héros de la frontière, où il s’efforce d’évaluer ce qui reste de cette chimère. Fondateur de McSweeney’s, une maison d’édition indépendante basée à San Francisco, Eggers a obtenu le Prix Médicis étranger 2009 pour Le grand quoi, un roman-témoignage sur la sauvagerie des guerres africaines et les flux migratoires qu’elles entraînent.

Devenir apatride

Changement total de décors avec son nouveau roman, un road movie où les charrettes des premiers défricheurs du Far West ont été remplacées par un modeste camping-car. Josie, l’héroïne, a 40 ans, l’âge où l’on a parfois envie de changer d’existence. Ex-scout, dentiste de profession – mais bourlingueuse dans l’âme –, elle se demande soudain en quoi consiste le vrai bonheur. Réponse: «C’est le laisser-aller. La joie de goûter la solitude dans un vieux camping-car, quelque part au cœur de l’Alaska.»

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Avant de louer cette maison itinérante rebaptisée le «Château», Josie prendra le temps de vider son sac. Si elle a brutalement envie «d’être introuvable» et de «devenir apatride», c’est à cause de certains patients procéduriers qui la poursuivent en justice mais, surtout, à cause de l’ineffable Carl. Un «simulacre de mari» qui lui a pourri la vie. Un bon à rien, un poltron diarrhéique et prostatique sans cesse enfermé aux toilettes, dont il ne sort que pour faire mine de rejoindre les militants d’Occupy Wall Street. «Il savait se lever de son lit et encaisser un chèque, c’est tout», se lamente Josie.

Tranquillité assassinée

Aussi va-t-elle abandonner son quartier résidentiel de l’Ohio et prendre le volant du «Château» en direction de l’Alaska, avec ses deux jeunes enfants. Paul, 8 ans, «plus raisonnable que sa mère». Ana, 5 ans, un garçon manqué qui brise tout ce qu’elle touche. Les voilà en route, brûlant de quitter «un pays qui tourne en rond» pour explorer – d’Anchorage à la péninsule de Kenaï, de la presqu’île de Homer à la mine d’argent de Peterssen – ce Grand Nord qu’ils croient aussi neuf, aussi prometteur qu’au premier matin.

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Dave Eggers suit ses trois personnages en quête d’inconnu entre des cabanes abandonnées qui leur serviront de squats provisoires, une communauté amish sur son petit nuage libertaire et cette rencontre des plus improbables avec un couple de routards en cavale – «lui dans la fraude et elle dans la fronde». Mais Josie ne tardera pas à constater que, même dans ces paysages flamboyants, les nuisances de la civilisation sont hélas de retour. Ce qui nous vaut cette harangue bien sentie contre les souffleurs de feuilles: «La façon la plus facile d’observer la stupidité et les espoirs malavisés de l’humanité entière est de regarder, pendant vingt minutes, un humain utiliser un souffleur de feuilles. Avec cette machine, songe son propriétaire, je vais assassiner toute tranquillité. Je vais détruire tout tympan. Et je vais le faire en utilisant un engin qui accomplit sa mission avec nettement moins d’efficacité qu’un râteau.»

Identités mobiles

C’est dire que les Robinson d’Eggers seront bientôt rattrapés par ce passé qu’ils ont voulu fuir. Parce que les vraies odyssées n’existent plus. Parce que le désir de changer de peau définitivement est un leurre. Parce qu’il n’y a plus d’eldorado où l’on pourrait reconstruire nos identités souvent malmenées. «La cause de toutes les névroses modernes est le fait que nous n’ayons pas d’identité fixe, et que nos vérités fondatrices soient sujettes au changement», écrit l’auteur du Grand quoi, lequel n’évite ni les longueurs roboratives ni les morceaux de bravoure pour dépeindre «le drame inutile de la vie». Même quand on est assis sur les banquettes moelleuses d’un camping-car qui, cette fois, devra rebrousser chemin à la prochaine frontière. De quoi ternir l’un des plus vieux mythes de l’Amérique.


Dave Eggers, «Les héros de la frontière», traduit de l’américain par Juliette Bourdin, Gallimard, 405 p.