Roman
Trente variations sur l’écriture, l’amour, la filiation forment un récit philosophique d’une intelligence qui émerveille. Son héros, inspiré notamment du «Wander-Artist» imaginé par Paul Klee, traverse le temps et l’espace

Gabriel Josipovici signe un roman éblouissantà la poursuite de Goldberg, artiste errant
Trente variations sur l’écriture, l’amour, la filiation forment un récit philosophique d’une intelligence qui émerveille.Son héros, inspiré notamment du «Wander-Artist» imaginé par le peintre Paul Klee, traverse le temps et l’espace
Le petit bonhomme qui passe en saluant de la main, sur la couverture de Goldberg: Variations, c’est le Wander-Artist, une des toutes dernières œuvres de Paul Klee. On le retrouvera à plusieurs reprises, cet artiste errant, dans le roman de Gabriel Josipovici, et vers la fin, il prend la parole: «Si je n’étais pas là, il y aurait soit le poids mort de l’histoire soit l’apesanteur morte de l’invention pure.»
C’est lui, ce mouvement irrésistible qui fait de la traversée de ces trente variations un bonheur de lecture constant. «Une fête de l’intelligence», lit-on au dos du livre et, pour une fois, c’est vrai. On dit que le comte de Keyserling avait convoqué le claveciniste Goldberg pour qu’il l’endorme en jouant. Celui-ci demanda à Bach de lui composer les célèbres variations. Ici, Goldberg est un écrivain juif qu’un hobereau érudit, Mr Westfield, a convoqué pour qu’il le guérisse de son insomnie en lui faisant lecture à haute voix dans la nuit jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.
Le temps et l’espace
On est dans la campagne anglaise, vers 1800. Pas pour longtemps: il y aura des allers-retours dans le temps et l’espace. Goldberg, poussé par les dettes, a quitté à contrecœur sa femme chérie et ses enfants, sa maison dont le toit fuit. Il avait emporté de grandes œuvres, mais Westfield prétend avoir lu tous les livres et veut que son écrivain lui livre de l’inédit.
Incapable de remplir le contrat, Goldberg imagine d’écrire une longue lettre à sa femme, dont il proposera la lecture à son maître. Une idée dont il mesure l’absurdité mais qui donne son élan aux trente variations.
Critique brillant et sévère
L’auteur, Gabriel Josipovici, d’origine anglo-égyptienne, est connu comme critique brillant et sévère, et comme écrivain prolixe: une vingtaine de titres dont trois publiés par Quidam éditeur. Goldberg: Variations date de 2002. C’est une merveille. L’auteur y joue avec les formes: dialogues philosophiques, lettres, histoires enchâssées, digressions historiques. Il est question de l’enfant sauvage de l’Aveyron, de la filiation et de l’éducation. De l’écriture et de la folie qui va avec. Du mariage et de l’amour qui dure ou se meurt, et de l’amitié. Il y aura des secrets de famille, un peu d’inceste. Un village néolithique dans les Orcades. Le voyage d’Ulysse. Un concours d’interprétation au cours duquel un vieil écrivain nommé Goldberg (lequel?) disserte sur John Donne et sur l’amour, devant le roi (lequel?). Un poète hanté par la folie, dont les écrits sont ceux de Hölderlin.
Infimes modifications
On avance ainsi, de surprise en surprise. Des thèmes sont repris avec d’infimes modifications, des figures reviennent, dans d’autres positions, à des époques différentes. Un papillon pénètre dans plusieurs cerveaux pour s’y agiter. Il y a des dialogues dont l’un des interlocuteurs manque; des correspondances à sens unique qui retracent toute une vie.
Sans cesse, le point de vue change. Un léger vertige prend le lecteur devant ces mises en abyme: d’où vient tel personnage, tel cas de figure? De la littérature mondiale, d’une variation précédente, de son imagination? Il y a beaucoup de trous à remplir, c’est amusant, troublant, passionnant, jamais intimidant.
L’arbitraire et la fuite
Au cours du voyage en calèche qui amène Goldberg chez son nouveau maître – un voyage qui revient dans plusieurs variations –, l’écrivain se remémore un chapitre d’un de ses livres. C’est un dialogue sur la fugue, base de l’art musical. Il se déroule entre un homme mûr, partisan du mariage, et un jeune musicien, réfractaire aux engagements clairs.
Cet échange est une des clefs du livre. Il pose la question du choix, de l’arbitraire et de la fuite, de la nécessité. A la vingt-cinquième variation, un écrivain en panne médite devant la reproduction de tableau de Klee. Sa femme l’a abandonné sans explication après trente ans de vie commune, il ne sait pas pourquoi (nous, par contre, le devinons sans peine, rien qu’à l’entendre, et la comprenons).
C’était à Colmar devant une nature morte minutieusement décrite dans un autre chapitre. Le roman, qui ressemble à celui que nous lisons, «coule», il est dans l’impasse. L’écrivain se souvient que son épouse avait exigé d’être «intéressée» par la lecture des trente variations: «Pour être intéressé, il faut avoir l’impression que ce dont il est question est authentique. Il faut avoir l’impression que ce qui est en jeu dépasse le récit talentueux de trente anecdotes. Il faut avoir l’impression que chacune est validée par elle-même et pourtant que le tout sera davantage que la somme des parties.»
L’écrivain a perdu le pari, mais Josipovici l’a largement gagné.
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Hölderlin
Citation de Hölderlin, traduite par Bernard Höpffner, tirée de la «Variation N° 13»
Ne me donnez qu’un été, ô puissants, Un seul automne pour un chant serein, Pour que mon cœur qui joue si doucement, Comblé, puisse mourir de son plein gré