Convoyeur de chevaux par les airs, Francis Tabouret rêvait d’exercer son travail sur les mers. De connaître le temps long d’une traversée par bateau, pas seulement les heures de vols dans la soute des avions de marchandises. Il s’est donc engagé pour le grand large à bord d’un porte-conteneurs, direction les Antilles, avec à sa charge huit chevaux, quinze moutons et huit taureaux. De ces treize jours sur le Fort Saint-Pierre, du Havre à Pointe-à-Pitre, il a tiré son premier roman, sobrement intitulé Traversée.

Aussi tranquille que le Léman

Celui que l’on appelle le «cow-boy» à bord décrit ce qui l’entoure, les bêtes, les rapports entre les hommes. Des détails infimes car il ne se passe rien de spectaculaire: l’océan qu’il imaginait déchaîné se révèle, du haut du colosse de métal de 200 mètres de long, aussi tranquille que le Léman.

C’est la qualité du temps qui passe à bord que l’auteur découvre, et sait si bien restituer. Lorsqu’il n’y a plus de réseau et qu’on s’est, véritablement, pour une fois, «éloigné» des continents. Le vertige vient de la monotonie de l’espace: «Sidéré d’eau, de containers, de solitude», l’auteur se sent «encalminé» (immobilisé par manque de vent, prisonnier du calme). C’est contre «la violence de cette mer si paisible» qu’il lutte. «Que faire avec tant d’eau? Je veux dire, qu’écrire? Je crois qu’il me faut des villes, qu’il me faut des montagnes, des choses qui se cachent, des choses qui se découvrent.» Alors l’écrivain prend note des «petits trésors qui font humanité», incongrus, triviaux, dérisoires, émouvants. Ce sont les bouées auxquelles il se raccroche. Il se refuse à parler de lui, de sa vie sur terre. Il s’efface devant ce qu’il voit.

Un bateau placide comme un bœuf

On pourrait répondre que treize jours, ce n’est pas si long. Que d’autres, comme Melville, avaient déjà décrit le calme et l’attente en mer. Que le Léman connaît aussi ses tempêtes… Que ce roman manque peut-être parfois d’un petit moteur, pour le propulser, et inviter le lecteur à tourner les pages. Mais cette Traversée au goût délicat prend tout son sens, son charme mélancolique, à l’arrivée. Le charme du livre tient à cela, de rare: raconter le fil de la vie qui se déroule, sans tricher. Ne pas chercher à dramatiser artificiellement.

Chaque détail est savoureux: les habitudes des 30 marins qui restent groupés par nationalité, le grand karaoké organisé par les Philippins, dans la salle à manger du pont B. L’inertie du navire, le lent roulis, «la ligne jamais dérangée de l’horizon», les noms absurdes ou pompeux des chevaux de luxe, «Cosmo de la Vie» ou «Azalée de Berny». (L’un des taureaux, 900 kilos tout de même, a été baptisé Hamster par ses propriétaires.) Le bateau devient lui-même animal. Il a la placidité d’un bœuf. Lorsqu’il fait retentir sa corne de brume, dans le brouillard, il est «comme un veau tout juste séparé de la mère».

Dans ce roman d’aventure en mer, pas de sirènes, de bateau pirate, de Moby Dick ni d’île au trésor. Francis Tabouret parvient à nous fait rêver sur un porte-conteneurs du XXIe siècle. L’aventure devient la traversée elle-même.


Francis Tabouret, «Traversée», P.O.L., 151 p.