Son corps mou et chétif gît sur une grossière table d’hôpital en bois en cette fin d’hiver 1852. Autour s’agitent des médecins prêts à tout, sauf à le laisser mourir. Pour guérir le corps de Nicolas Vassilievitch Gogol, épuisé par des jeûnes successifs, il faut, pensent-ils, s’attaquer à son esprit malade et le purger de toute sa mélancolie morbide. Vêtus de vestons d’une propreté douteuse et brandissant leur savoir comme un doigt d’honneur, ils plongent le corps moribond de l’écrivain dans des bains successivement chauds et glaciaux.

Des sangsues dans le nez

Mais le pire reste à venir. La conscience de Gogol est, il faut l’espérer, déjà chancelante quand les guérisseurs sortent les sangsues. Ils en posent une, puis deux, puis dix sur son nez. Les créatures visqueuses se tortillent dans ses narines et tentent de pénétrer dans sa bouche. Avec le peu de force et de volonté qu’il lui reste, l’homme implore grâce.

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L’auteure de cet article se doit de rappeler le contexte dans lequel se déroule cette boucherie. L’organe attaqué est le nez de Gogol, son appendice le plus remarquable. Qui, quand le ventre du Russe était encore proéminent comme celui d’une femme enceinte avant de se recroqueviller dans les tréfonds de ses entrailles, était ce fier aileron qui fendait l’air devant son propriétaire. Son nez: reflet et présage des profils improbables dont furent dotés ses personnages, source de bruits, de grognements et d’éternuements dont le tintamarre a bercé toute son œuvre. Un organe devenu le sujet d’une de ses meilleures nouvelles. De plus, ce nez de Gogol est si long, qu’au temps de sa jeunesse, dans un bizarre exercice de contorsion, il arrivait à en toucher le bout avec sa lèvre inférieure. Les freudiens ont dit beaucoup de choses sur cet extraordinaire appendice, soulignant que Gogol aimait à basculer le monde physique à l’envers.

Mais revenons à notre héros dont la lente agonie est loin d’être terminée. Gogol est au comble de l’horreur. Il voit dans les poisseuses sangsues une représentation du Diable, personnage qui lui a toujours inspiré la plus grande terreur. Des recoins de la folie mystique où il a plongé, il croit peut-être même à une punition divine. Pense-t-il à Matvei Konstantinovski, le prêtre fanatique devenu son directeur de conscience et qui exerce une emprise totale sur lui? C’est sur ses conseils que le Russe s’est imposé les longs jeûnes qui ont tant abîmé son corps.

Une imagination débordante

Son esprit, lui, a commencé à dériver bien avant, dès 1836, dès le succès et le scandale de sa pièce: Le Révizor ou L’Inspecteur du gouvernement. Qu’un tel écrit ait été autorisé par la censure, par le tsar Nicolas Ier lui-même, semble aussi improbable que l’avènement d’un Gogol dans la littérature russe du XIXe siècle.

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Et tout ceci n’est, au fond, qu’un malentendu. En 1836, de nombreux intellectuels voient dans les fonctionnaires ridicules du Révizor une satire du gouvernement et des élites au pouvoir. Gogol est taxé de révolutionnaire. C’est pourtant, à ses yeux, une offense, une insulte même. Heureusement qu’il ne sait pas encore que son œuvre donnera naissance à une ère «gogolienne» où la littérature ne sera jugée acceptable que si elle critique le système politique et la noblesse!

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Cette composante politique est âprement réfutée par Vladimir Nabokov, grand admirateur de Gogol et auteur d’une remarquable biographie de l’écrivain: «Les personnages de l’Inspecteur du Gouvernement, qu’ils fussent ou non sujets à des imitations de chair et de sang, n’étaient véritables que dans la mesure où ils n’étaient que le fruit authentique de l’imagination de Gogol, écrit-il. La Russie, ce pays d’élèves zélés, entreprit soudain, le plus consciencieusement du monde, de faire honneur à ces fantaisies mais cela ne regardait qu’elle et non Gogol.»

Le délire de persécution

Tant les louanges que les critiques effraient Gogol. L’écrivain a toujours rêvé d’être célèbre, mais il ne supporte pas de ne pas connaître ou contrôler tout ce qui se dit de lui. C’est à ce moment-là qu’émerge son grand délire de persécution. Et sa manie de tourner en rond.

Jusqu’à ce lent déclin et assèchement de son être, c’est toujours par la fuite que Gogol a répondu à l’angoisse; que cette dernière soit causée par le succès ou l’échec. Il parcourt ainsi à moult reprises l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et l’Europe centrale – mais difficile de connaître avec précision ses pérégrinations, car il est aussi un grand menteur. Son imagination débordante et l’oubli de ses précédents mensonges lui valent d’ailleurs quelques tracas.

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Ainsi, la première fois qu’il quitte Saint-Pétersbourg avec l’argent de sa mère, à l’âge de 20 ans, il lui écrit être tombé amoureux d’une femme qu’il ne peut fréquenter. Dans la missive suivante, il lui raconte qu’il a dû partir se soigner aux sources thermales pour combattre une éruption de boutons. La pauvre femme en déduit que son fils a attrapé une maladie vénérienne en fréquentant une courtisane… Gogol essaime sa correspondance de mensonges tarabiscotés et souvent inutiles. Ses lettres sont émaillées de rencontres qui n’ont pas eu lieu et de pays qu’il n’a pas visités. Faut-il y voir les délires d’un mythomane ou la passion pour l’anecdote qu’on retrouve dans ses livres? Car voici la marque de fabrique de l’écrivain: un monde fantastique et coloré, tissé de digressions sur des personnages qui n’apparaissent jamais et d’allusions à des espaces où ne se rendent pas ses héros. Un univers aux contours flous, riche de promesses et de sous-entendus.

Brûlant de honte, il fait le tour de la ville pour racheter tous les ouvrages et y met le feu. C’est son premier autodafé. Son dernier, il le fera en 1852, la veille de son hospitalisation, brûlant ce qui devait être son chef-d’œuvre, la suite des Ames mortes

Ce qu’il ne dit pas à sa mère quand il quitte Saint-Pétersbourg en 1829, c’est qu’il vient de connaître son premier échec littéraire. Il a publié sous un pseudonyme et à compte d’auteur un médiocre poème romantique torpillé par la critique. Brûlant de honte, il fait le tour de la ville pour racheter tous les ouvrages et y met le feu. C’est son premier autodafé. Son dernier, il le fera en 1852, la veille de son hospitalisation, brûlant ce qui devait être son chef-d’œuvre, la suite des Ames mortes. Il est déjà alors à moitié mort de faim du fait de ses diètes prolongées. Après s’être régalé de tant de tartes aux cerises, son estomac a commencé à s’autodigérer.

L'encre et l'esprit secs

Gogol est vide. Il n’a rien publié depuis dix ans. Il a mis toute sa générosité et son génie poétique dans la description de la médiocrité. Après le succès de La Perspective Nevski, du Nez, des Ames mortes et du Manteau, il ne parvient plus à écrire. Il prêche. Il envoie des lettres autoritaires, réactionnaires et contradictoires à ses amis et tente en vain d’écrire son œuvre morale.

Gogol avait annoncé que Les Ames mortes s’inscrivait dans une trilogie à l’image de la Divine Comédie. Les Ames mortes doit figurer l’enfer, et tous ces insignifiants personnages doivent maintenant s’élever moralement dans le purgatoire, puis le paradis. Mais le petit escroc Tchitchikov n’est jamais devenu moine. Et Gogol n’a jamais reçu l’absolution du Père Matvei. Sur sa paillasse, lentement et violemment, il se rabougrit. Bientôt, il ne sera plus qu’un nez.


«Nicolas Gogol»Vladimir Nabokov, trad. de Bernard Géniès, Rivages, 1988, 182 p.