Genre: Notes
Qui ? Jean Bollack
Titre: Au jour le jour
Chez qui ? Presses universitaires de France, 1147 p.

Mort au début du mois de décembre dernier, Jean Bollack laissait derrière lui une œuvre considérable. Œuvre d’helléniste tout d’abord, centrée d’une part sur l’étude des Présocratiques – Empédocle, Héraclite, Parménide – et de l’autre sur celle des Tragiques, dont il commenta et traduisit (souvent avec son épouse, Mayotte, une latiniste de renom) tout un nombre de pièces essentielles, dont L’Orestie, Œdipe roi, Antigone ou Les Bacchantes. Œuvre de germaniste, ensuite, avec notamment deux volumes sur Paul Celan, dont il fut l’un des proches, mais aussi sur des articles sur Heine, sur Kafka, sur Benjamin, œuvre d’historien enfin avec des réflexions sur la situation des études grecques en France ou un livre passionnant sur Jacob Bernays, l’oncle de la femme de Freud, le philologue essayant d’établir un dialogue critique entre la Bible et les textes de l’Antiquité classique.

A cette vingtaine de volumes – dont la plupart constituent des références incontestables pour quiconque prend au sérieux le travail de l’interprétation littéraire – s’ajoute désormais quelque chose qui est comme la révélation de l’«atelier» intellectuel dans lequel tous les volumes antérieurs furent forgés.

Jean Bollack avait consacré les derniers mois de sa vie à préparer l’édition de ce qu’il appelait ses X. Les X sont des notes, dont la longueur varie entre une ou deux phrases et une ou quelques pages, qu’il consigna jour après jour depuis une quinzaine d’années au fil de ses lectures et de ses réflexions. Rassemblées sous le titre Au jour le jour, ces notes forment désormais un volume de plus de 1100 pages qui donne un formidable aperçu de la manière dont fonctionnait l’esprit de cet homme qui comptait, je puis en témoigner, parmi les intellectuels les plus impressionnants et les plus pénétrants de la France de ce dernier demi-siècle.

Au jour le jour n’est pas un journal, au sens traditionnel du genre. Le classement des X n’est pas chronologique mais thématique. D’«Allemagne» à «Vatican», les rubriques se succèdent selon un ordre alphabétique qui reflète avant tout la diversité des intérêts de l’auteur. A côté des entrées consacrées aux auteurs grecs, on peut relever celles touchant aux poètes modernes, celles qui ont affaire avec sa conception du travail critique ainsi que tout un groupe de réflexions sur un sujet qui importait manifestement à cet Alsacien grandi à Bâle, à savoir la position de l’intellectuel juif devant les événements du XXe siècle. D’autres entrées (par exemple «Heidegger», «Mémoire», «Musique», «Psychanalyse» ou «Moyen-Orient») complètent cet éventail aussi vaste que nuancé.

Le plus frappant, pour qui lit ce gros millier de pages à la suite, est pourtant moins la diversité ou la richesse impressionnantes de ces intérêts que l’insistance d’une même position ou d’une même forme d’attention. Bollack ne commente presque jamais «à chaud» ce que l’actualité ou ce que ses lectures lui offrent, il soumet chacun de ses sujets à un même type d’analyse critique. Cette analyse est fondée sur tout un nombre de présupposés consciemment médités et retenus. Pour ce qui est de la littérature (grecque ou moderne), l’axiome de base est qu’aucun texte (qu’il soit lyrique, romanesque ou théâtral) ne peut être lu d’abord sinon comme la réponse à d’autres textes plus anciens qu’il reprend, remanie, dont il partage ou au contraire dont il modifie le système de croyances sous-jacentes. D’une manière comparable à celle que Pierre Bourdieu, qui fut son collègue et son ami, avait élaborée pour l’analyse des idéologies ou des mondes sociaux, Bollack part du principe que tout acte intellectuel est situé et que la première chose à faire est d’analyser cette situation.

Le philologue, au sens bollackien, sera celui qui, ayant pris conscience de cet état de fait, sera capable d’en repérer et d’en analyser les présupposés implicites pour ensuite construire sa propre lecture d’une manière critique. Car il y a bien selon lui – c’est là un point qui sépare en profondeur Bollack de toute la critique post-moderne – un sens et une vérité des textes qu’il s’agit d’atteindre. D’où son refus, virulent parfois, de tout pluralisme: «Le pluralisme est une arme radicale pour éliminer le vrai aussi bien que le sens et sa vérité, et écarter la science qui les établit.» Cette vérité, comment l’atteindre? Bollack rejoint ici la position de Freud, qui affirmait que «la vérité ne s’atteint que par ses déformations». Un très grand nombre des X sont consacrées à réfléchir à des comptes-rendus d’articles du Monde, de Libération ou, plus encore, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ils sont donc des réflexions critiques sur des réflexions critiques. Or, paradoxalement, ce caractère de secondarité, loin d’éloigner du noyau originel, est ce qui, pense-t-il, permet de retrouver la trace de celui-ci, à la condition d’être analysé comme tel.

Bollack ne serait pas Bollack sans une attitude polémique qui lui valut souvent d’être marginalisé par les institutions académiques que ses attaques dérangeaient et qui réagissaient en conséquence. Au lieu d’être nommé au Collège de France, comme il aurait dû l’être, c’est à Lille qu’il passa l’essentiel de sa carrière et qu’il créa son «école», profitant de la liberté que lui donnait l’éloignement de la capitale pour y former quelques-uns des meilleurs hellénistes d’au moins deux générations de Français intéressés au grec (il forma aussi des germanistes). Cette position d’outsider est en fin de compte ce qui, peut-être, définit le mieux la distance critique que ce très grand savant a su faire sienne comme personne d’autre. Comme Celan, inventant une «contre-parole» allemande dans l’allemand de ses poèmes, Bollack a inventé une contre-position intellectuelle, construite sur la lucidité de cette distance, et qu’il est le premier à rattacher à son origine: «Rien dans mon adolescence ne se comprend vraiment sans la montée de l’hitlérisme qui a joué, dans ma vie personnelle, un rôle essentiel.» Et, parlant de la situation de Bâle, si proche de cette Allemagne qui, à l’époque, aurait signifié à coup sûr pour sa famille et pour lui la déportation et la mort, il note dans un aveu très émouvant: «Je crois que je n’ai jamais pu traverser cette frontière, d’avoir survécu sans avoir vraiment échappé à la mort.»

Quand elle est pensée à cette profondeur, une frontière devient le lieu natif de l’intelligence la plus aiguë. On aura compris, j’espère, qu’Au jour le jour est un très grand livre.

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Jean Bollack

«Au jour le jour»

Extrait

«Je crois que je n’ai jamais pu traverser cette frontière, d’avoir survécu sans avoir vraiment échappé à la mort»