Les vingt années qui précédèrent furent celles de quelques épiques querelles théoriques, qui furent autant d’occasions pour le plus talentueux jeune penseur de sa génération d’élaborer ses positions de fond dans le paysage contemporain, en matière de théorie des sciences sociales et d’épistémologie notamment. Quelques livres déjà importants jalonnent cette période, comme Théorie et pratique (1963) et Connaissance et intérêt (1968), auxquels il donnera au fil des décennies de nouvelles préfaces extrêmement instructives pour qui veut suivre l’évolution de son œuvre.
Les dix années qui suivirent le livre de 1981 furent essentiellement consacrées à l’élaboration de la théorie morale qui découlait de la théorie de l’agir communicationnel: la fameuse éthique de la discussion – une éthique aussi importante pour notre époque que celle de Kant pour la sienne. Mais c’est la chute du Mur en 1989 qui allait désormais mobiliser toutes les énergies intellectuelles du penseur en direction d’une théorie démocratique dont le fleuron est Droit et démocratie (1992), livre majeur de la pensée politique contemporaine. La politique allemande sera pour lui le tremplin vers une pensée de l’Europe, dont le maître mot est la notion de «postnational», un concept souvent mal compris.
L’Europe postnationale qu’il défend n’est pas une Europe qui mettrait au rancart ou nierait l’importance des multiples identités nationales qui la constituent, mais une Europe qui dissocie l’allégeance à des principes politiques des différentes appartenances nationales. Des nations et cultures différentes doivent partager les mêmes principes politiques. Pour le dire encore autrement, il faut articuler l’unité politique à la diversité culturelle: l’identité nationale ne doit plus être l’horizon ultime de la politique.
C’est à nouveau ce credo qu’il développe et justifie dans son dernier livre paru en français, La Constitution de l’Europe, un livre qui s’ouvre sur un véritable coup de gueule. Dans un entretien consacré à la crise que nous vivons, symptomatique pour lui de la tension irrésolue entre capitalisme et démocratie, voici ce qu’il répond à la question de savoir ce qui le préoccupe le plus: «C’est l’injustice sociale révoltante qui se révèle dans le fait que les coûts socialisés de l’échec vont devoir être supportés par les groupes sociaux les plus vulnérables. C’est la masse de ceux qui, de toute façon, n’appartiennent pas aux gagnants de la mondialisation, qui va devoir encore payer les conséquences entraînées dans l’économie réelle par un dysfonctionnement prévisible du système financier. Et ce n’est pas, comme les actionnaires, en argent qu’ils vont devoir payer, mais dans la devise forte de leur existence quotidienne. Même à l’échelle mondiale, ce sont les pays économiquement les plus faibles qui vont devoir subir le même sort et se retrouver punis. Voilà le scandale politique.»
Les articles les plus denses de ce livre bref sont consacrés à expliciter différentes facettes de son cosmopolitisme kantien, c’est-à-dire de cette idée d’une communauté politique transnationale capable de mettre en œuvre unitairement les droits fondamentaux des personnes. Et dans cette perspective, c’est l’Europe qui pourrait jouer, pour Habermas, le rôle de tremplin vers une «société mondiale politiquement constituée». Ce n’est pas là une lubie de philosophe: «C’est la réalité sociale elle-même qui impose ce changement à la conscience contemporaine. Dans la mesure où les systèmes fonctionnels de la société mondiale en train de naître ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, des coûts extérieurs d’un ordre de grandeur jusqu’ici inconnus sont apparus – et avec eux un besoin de régulation qui n’est pas à la mesure des capacités d’action politiques existantes.»
C’est ainsi qu’il évoque, non pas en prophète mais plutôt en critique constructif, le futur d’une «politique intérieure mondiale», où les différents acteurs mondiaux mettraient leur force au service d’une politique des droits de l’homme et de la paix. C’est ce qui se passe en Europe depuis 1945, où les différents Etats ont gardé le monopole de la force, mais mettent celle-ci au service de l’application du droit européen. C’est en ce sens que Habermas, dont l’idéalisme assumé nous en apprend bien plus sur l’esprit de notre temps que le prétendu réalisme de ses objecteurs, peut parler d’une «humanisation civilisatrice du pouvoir»: la force de celui-ci est mise au service d’un droit (les droits de l’homme) dont le noyau moral est potentiellement partagé par tous les citoyens du monde.
Habermas, comme le montre à nouveau ce livre fait d’intelligence diagnostique et d’audace visionnaire, pense plus haut, plus loin et plus fort que tous ses contemporains. C’est pourquoi c’est un devoir de l’écouter.
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Jürgen Habermas
Interview au «Monde»
17 novembre 2011